Part2. La Delivery
Product Manager aujourd’hui, j’ai réalisé une vingtaine de reportages et documentaires pour les groupes TF1, M6 ou France Télévisions dans ma vie d’avant. En tant que rédacteur en chef, j’en ai supervisé une trentaine. Pendant 10 ans, j’ai vécu dans le monde très fermé de la Télévision, en particulier celui de journaliste pour des magazines comme Zone Interdite, Capital, Enquête Exclusive, Le Monde d’En Face, Complément d’Enquête ou TF1 Reportages. Et vous savez quoi ? Innover avec des stakeholders en ajoutant des fonctionnalités qui feront du produit final une réussite pour les utilisateurs est ce qu’on demande à un PM autant qu’à un réalisateur.
Pour lire la première partie sur la discovery, c'est ici !
Vous ne voyez pas le rapport entre un documentaire sur France 2 et la culture Produit ? Je vais vous expliquer les parallèles avec le métier de réalisateur et pourquoi cela fait 10 ans que je fais, sans le savoir, autant de Discovery que de Delivery
🗣 La communication au coeur de la Delivery
Le montage est un instant magique. Comme un Product Manager qui s’apprête à entrer en phase de Delivery, le réalisateur va entrer dans la phase opérationnelle de son projet. Et comme une équipe produit qui peut compter sur l’expertise et le savoir-faire de développeurs/développeuses, le réalisateur va travailler en binôme avec des monteurs/monteuses aux doigts experts.
“Les pianistes”, c’est le surnom que l’on donne aux meilleurs d’entre eux sur la place de Paris. Armés de leurs claviers colorés et leurs écrans 22 pouces, ils vont mettre en musique des mois d’enquêtes, castings, interviews et tournages. Certains producteurs ont une telle confiance en eux qu’ils engagent des réalisateurs juniors (à moindre coût) et laissent le leadership du film à des monteurs en chef. Comme un jeune PM/PO qui serait supervisé par un CTO pour mener à bien sa Delivery.
Je me rappelle ce que m’a confié un jour Tony Comiti, grand producteur TV primé de multiples fois pour son travail :
N’importe quel excellent monteur peut sauver n’importe quel mauvais film.
Et vous ? Vous pensez que n’importe quel excellent développeur peut sauver une feature tout droit sortie d’un backlog brouillon et de user stories bâclées par un PM/PO ?
Certains diront “oui”. D’autres affirmeront que “c’est n’importe quoi” ! Sans communication et surtout une méthodologie cadrée, cet instant si magique qu’est le montage peut se transformer en un véritable cauchemar : retards à la livraison, “dettes techniques”, relations conflictuelles entre les membres de l’équipe, résultats en dessous des attentes (…) Jusqu’à l’annulation pure et simple du film. Dans le milieu on appelle ça un “accident industriel”.
Pour mener à bien une phase de montage, des parallèles existent avec la culture produit. Pour quelles raisons le product backlog est l’outil incontournable à la production TV ? Quel est le rapport entre un sprint backlog et un plan de montage ? Pourquoi le daily stand-up permet de mieux communiquer avec un monteur ? Toutes les réponses dans cet article.
Allez lire le livre Les Clés du Product Management qui m’a accompagné tout au long de ma formation de Product Manager
📝 Le product backlog
Le product backlog est un élément du cadre de travail Scrum dont le PM/PO est owner. Un plan provisoire et évolutif pour atteindre l’objectif du produit (product goal). En TV, le product backlog peut être assimilé au derushage d’un film. Ce document, partagé avec l’ensemble de l’équipe et surtout les monteurs, est un outil de communication indispensable. Il répertorie les sonores de tous les intervenants du reportage ou documentaire et les images sélectionnées qui permettront de réaliser ou non un bon montage. On y indique aussi :
- 📚 Les séquences principales qui vont chapitrer le film (Epics)
- 🎬 Les intervenants, sonores clés et intentions de réalisation de chaque séquence pour guider le monteur dans la construction (users stories)
- ⚡️ Les problèmes techniques à l’image ou au son (bugs).
Bref, toutes les caractéristiques du produit. C’est le réalisateur qui en est le responsable.
Ce travail est long et fastidieux car il faut compter en moyenne 1 heure de film tourné pour en garder 1 minute au montage final. Pour un documentaire de 70 minutes c’est donc près de 700 heures de derushage qui attend le réalisateur de retour de tournage ! Aujourd’hui des logiciels comme Trint retranscrivent audios et videos au (quasi) mot près… Mais les réalisateurs confirmés vous diront que rien ne remplace l’oreille humaine pour déceler un bon ou un mauvais sonore qui, au-delà de l’audio, est accompagné d’une gestuelle, d’un regard, d’un silence…
Est-ce que vous pourriez imaginer un stagiaire recruté pour éditer un backlog sans connaitre la vision produit, les besoins des parties prenantes, les features à produire et les développeurs qui vont suivre le projet ? C’est pourtant ce qu’ont fait les producteurs pendant des années (encore aujourd’hui pour certains). Ils employaient des “petites mains” qui passaient leurs semaines derrière un écran, casque sur les oreilles, à écrire le derushage d’un film qu’ils découvraient et sans relation direct avec le monteur qui allait le produire. Une hérésie quand on connait l’importance de la communication au sein du binôme réalisateur/monteur.
🏃♀️Le sprint backlog
Une fois le derushage terminé, le réalisateur va devoir l’ordonner en fonction de l’objectif du film pour donner naissance à un nouveau document : le plan de montage.
Il correspond au sprint backlog dans le modèle Scrum. On retrouve ici les séquences clés - et les intervenants associés - qui seront embarquées pendant toute la durée du montage (sprint). En TV le temps de montage, exprimé en nombre de jours, est déterminé par la durée du film : 4 jours pour un 12’, 10 jours pour un 26’, 25 jours pour un 52’ par exemple.
Les séquences sélectionnées sont classées par ordre de priorité mais ne sont pas figées et leur ordre de passage peut évolué. D’où l’utilisation d’un support visuel que les équipes produit connaissent bien : le Post-it®. Chaque couleur correspond à une séquence, l’objectif étant d’obtenir un arc-en-ciel homogène et rythmé afin de tenir le téléspectateur en haleine.
Comme dans la culture produit le Post-it® :
➡️ Donne de la visibilité.
➡️ Favorise la créativité.
➡️ Aligne les parties prenantes.
➡️ Optimise la prise de décision.
Exemple de plan de montage d’un film
La seule séquence qui ne bougera pas dans un plan de montage est celle qui ouvrira le film. A elle seule, elle peut décider du succès ou non d’un reportage ou documentaire. Car l’offre produit est énorme avec plus de 100 chaines disponibles ! Si les magazines de presse TV ou les sites Internet spécialisés comme Puremédias peuvent assurer un minimum d’acquisition (descriptions des programmes, critiques, bandes-annonces…), la rétention, elle, se fait en moins de 3 minutes. Les courbes d’audience (data) sont sans appel en TV : si le téléspectateur n’est pas accroché dès les 180 premières secondes il changera de chaîne et ne reviendra plus dessus, aspiré par un autre programme.
📆 Le daily stand-up
Les cérémonies Scrum sont des réunions qui constituent des rituels clés, rythmant les sprints d’un projet agile. Il existe 4 cérémonies dans le modèle de base : sprint planning, daily stand-up, sprint review et sprint retrospective. Ces réunions aident au bon déroulement de la phase Delivery, mais surtout elles permettent une communication fluide avec les développeurs.
Car sans aucun background technique, un PM - tourné vers l’utilisateur et ses usages - peut vite être perdu en écoutant le franglais étonnant des développeurs :
J’ai push les modifs de ma branche de dev, j’attends une review pour merg et mettre sur staging afin que vous puissiez tester.
Un point commun avec les monteurs qui usent aussi de franglais et d’acronymes :
Je monterai la séquence en split screen une fois qu’on aura terminé l’ours. En attendant je fais mon marché dans le BAB archives.
Timeline d’un monteur / Lignes de code d’un développeur
Pour être efficace lors de ces cérémonies et renforcer le sentiment d’appartenance, un PM tout comme un réalisateur doit:
➡️ Être explicite.
➡️ Utiliser des mots simples.
➡️ Éviter les concepts techniques qu’il ne maîtrise pas au risque de friser le ridicule.
➡️ Mettre en place un glossaire commun avec ses équipes.
C’est aussi pour cela que les users stories existent et qu’il est important de bien les estimer lors du Product Backlog Refinement. Si un développeur a un doute c’est qu’il y a un problème de compréhension. Et donc de communication.
Dans son article User Stories are Better than PRDs , la célèbre coach produit Teresa Torres déclare :
Un Product Manager possède une vaste connaissance du client, un développeur possède un grand savoir-faire technique, une user story permet au PM de communiquer au développeur des connaissances sur le client, dans le contexte de ce qu'ils construisent.
En production TV, il existe une réunion commune aux cérémonies Scrum pour fluidifier cette communication et aligner les parties prenantes. Tous les matins le binôme réalisateur/monteur et le rédacteur en chef (CPO) prennent 15 minutes maximum (au risque d’empiéter sur le temps de montage) pour faire un point sur l’avancée des tâches réalisées la veille, identifier les blocages, partager les ressentis de chacun, s’assurer que tout le monde est aligné et que personne ne va dans la mauvaise direction par rapport à l’objectif final. Ça vous dit quelque chose ? Et oui, sans le savoir réalisateurs et monteurs font aussi des daily stand-up…
D’autres réunions comme la sprint review et sa “demo” - le “visio” en TV - sont aussi aussi utilisées par le réalisateur pour délivrer son produit dans les meilleures conditions. Des parallèles surprenants mais bien réels avec la culture TV qui pourraient inciter n’importe quel PM proche de ses users et “problem solver” à devenir réalisateur ? Et si vous l’étiez déjà sans le savoir ? 😉