Damien Boyer, Design Ops chez PayFit et Nadège Bide, Head of UX chez OVHcloud, partagent leurs points de vue sur les enjeux et la place de la montée en compétences des designers en entreprise. Une interview croisée sans filtre mêlant retours d'expérience et conseils, riche en enseignements.
Certains experts affirment que la montée en compétences des équipes design est “une question de vie ou de mort”. Partagez-vous ce sentiment ?
Nadège Bide : Sans être aussi radicale, je pense que la montée en compétences est indispensable pour que les équipes design puissent suivre le rythme du marché du digital. Face à l'explosion récente de l'IA générative par exemple, il est important que les designers fassent preuve d'une grande agilité dans le but de se renouveler en permanence. Le risque de se reposer sur ses compétences techniques est de tout simplement devenir “has been” !
Damien Boyer : Je suis aligné avec toi mais je ne trouve pas que l’expression “question de vie ou de mort” soit galvaudée. En tant que manager, je peux affirmer qu’il devient très compliqué de recruter… Les enjeux de rétention sont donc très importants. Si on ne propose pas à nos designers d'évoluer, de grandir au sein de Payfit par exemple, on va les perdre. L'enjeu est donc aujourd'hui de les garder et ça passe principalement par le fait qu’ils se sentent bien chez nous pour les faire grandir.
Nadège Bide : Pour compléter, j’ajoute que la difficulté de les garder est d’autant plus importante que le designer n'est pas réputé pour être un profil hyper fidèle. D’ailleurs, ce n'est pas forcément ce qu'on recherche au départ sur des juniors. Moi, j'aime bien que mes juniors aient fait des boîtes différentes avant car c'est comme ça qu'ils se forment.
Quelles actions concrètes avez-vous mis en place pour favoriser la montée en compétences de vos équipes ?
D.B : De manière assez classique, je pense d’abord au career path qui permet d'identifier les compétences attendues si on veut progresser au sein d’une entreprise. Chez Payfit, l'un de nos chantiers est de le faire évoluer pour en faire un réel outil d'échange lors de 1:1 dédiés entre managers et managés. L'objectif est de réussir à mieux identifier les axes d’amélioration, les besoins et les envies de chaque designer. On a aussi une plateforme, 360 Learning, qui propose un catalogue de formations. On fait également des sessions dédiées à une expertise quand une compétence nécessaire est identifiée pour l'ensemble de l'équipe. Enfin, je pense à la dernière action mise en place par le Design Ops : un rituel appelé Kiss Cool Sessions où on se réunit pour partager la veille faite par les designers ou des sujets d'expertise. On invite même des gens de l'extérieur pour parler d'un sujet en particulier. Tout ça est très bien vu par les équipes.
N.B : Par rapport au career path, je vais peut-être lancer un pavé dans la mare mais je trouve que ça ne fonctionne pas. Pour moi, c'est un bazooka pour dégommer un moustique ! Il y a des choses à faire en amont car il répond à un besoin côté process d'entreprise principalement, mais pas toujours côté humain… J'ai contribué aux career paths des designers dans toutes les boîtes où je suis passée et force est de constater qu’à chaque fois le travail demandé est surdimensionné. Comme Damien, je me suis heurtée à cette question : "est-ce que l'organisation de la boîte est prête à accueillir un career path avec cinq strates de designers par exemple ?” Je suis persuadée que les gens sont beaucoup plus fidèles si on les aide à grandir. Voilà pourquoi en parallèle des roadmaps business je garde toujours une partie dédiée à l'amélioration continue individuelle ou à la veille. Chez OVHcloud, on se sert de SkillHub, une solution mise à disposition avec des supports de formation. On a aussi des cours d'anglais pour s’améliorer et pratiquer. Au-delà de ces actions mises en place, je pense que c’est l'initiative des managers et l'énergie dédiée qui est cruciale, tout comme l'émulation créée dans les équipes pour que les savoirs et la curiosité circulent. C’est pour ça que je les pousse à faire de la veille partagée et à capitaliser dessus, non pas pour qu'elles en fassent des reportings mais parce qu’elles ne prennent pas ce temps pour eux sinon.
Comment avez-vous fait pour débloquer du budget pour toutes ces actions ?
D.B : Il y avait un budget dédié l’année dernière pour notre équipe et on le répartissait de manière assez globale. Cette année c’est au cas par cas, designer par designer. Donc je prends mon bâton de pèlerin... La formation qu'on va faire sur l'accessibilité par exemple a un certain coût, mais c'est aussi très lié au business. Cela a donc été assez simple à valider.
N.B : De façon générale, je pense qu'il y a une certaine schizophrénie du côté du top management dans les entreprises : d'un côté on veut retenir les talents et de l'autre on ne se donne pas toujours les moyens de le faire de façon spécifique : un designer n'a pas les mêmes attentes qu'un développeur ou qu'un profil commercial.
D.B : Je te rejoins sur ce point. Par exemple, j’ai du mal à débloquer des budgets pour se rendre à des conférences comme les UX Days ou La Product Conf. Est-ce que ça vient du leadership ? Peut-être car il attend souvent que chacun apprenne de l’autre, sauf que ça ne se déclenche pas tout seul. Pour autant, les mentalités évoluent dans le bon sens depuis quelques temps avec de vrais prises de conscience côté top management. Pour résumer, je pense que c’est surtout une histoire de vases communicants sur l’ensemble du budget.
Dans vos expériences respectives, quels ont été les points faibles de vos équipes et comment les montées en compétences ont pu les aider ?
N.B : J’ai toujours travaillé avec des équipes assez polyvalentes, avec un bon niveau technique qui venaient souvent de l'UI et du design graphique. Du coup, je me suis régulièrement attachée à les faire monter en compétences sur la partie UX research et sur les tests utilisateurs. Les équipes sont aujourd'hui souvent formées au Design Thinking, mais n’ont pas toujours eu l'occasion de le mettre en pratique. Les axes d'amélioration récurrents sont la collaboration, le positionnement, la capacité à challenger la problématique et la solution, sans oublier la partie technique du métier. On ne demande pas à nos designers d'être des spécialistes métier, mais il y a souvent des prérequis à avoir en termes de jargon ou de posture.
D.B : Je te rejoins sur la collaboration : ils sont chacun dans leur squad et n'échangent pas suffisamment. Donc on est obligé de trouver des rituels pour casser les silos et les forcer à travailler ensemble. Typiquement dans nos OKRs, on avait : la facilité à la coopération et avoir plus conscience de ce que font les autres. Bref, mieux collaborer. Honnêtement ce n’est pas réellement une réussite et il faut qu'on trouve d'autres leviers.
Quels sont vos trois conseils pour initier une montée en compétences réussie ?
N.B : Formaliser un temps dédié à la pratique, l’expérimentation d’abord : le fait de l'inscrire dans un rituel et dans les objectifs oblige la discipline. Évaluer la compétence au regard de la motivation ensuite. Pour cela il y a un outil que j'utilise : le "situationnal leadership". Il permet à chaque fois qu'il y a une nouvelle tâche ou un nouvel objectif de prendre en compte la notion de compétence et de motivation. Enfin, le troisième conseil qui va un peu de pair c'est d’aider les équipes à se connaître. Je sais que ça peut faire un peu bisounours mais tant pis ! Je suis vraiment une adepte du "connais-toi toi-même" parce que la montée en compétence passe d'abord par l'auto-évaluation.
D.B : Je ne vais pas réussir l’exercice aussi bien que toi mais je dirais, aussi par rapport au manque de budget qu'on peut avoir : réussir à identifier les compétences en interne et les valoriser auprès des experts pour motiver l’ensemble des équipes.
Propos recueillis par Julien Négui
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