Comment la mission influence le produit ?

  • mise à jour : 21 décembre 2020
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Le nom de Jobteaser ne vous était probablement pas inconnu avant la crise sanitaire. Mais cette crise a plus que souligné l’importance de la mission de l’entreprise pour l’emploi et les carrières des jeunes. 750 000 d’entre eux rentrent sur le marché du travail chaque année et 2020 aura été terriblement dur pour eux ! La bonne nouvelle, c'est que le COVID n'aura pas entamé leur optimisme : ils ne sont pas inquiets pour leur avenir, d'après une étude de Jobteaser.

Lorsque j’ai proposé à Arthur Rougier, leur CPO, d’être interviewé, il a répondu immédiatement un grand oui. Arthur a été Senior PM chez Dashlane, puis VP Product chez Papernest, et a donc une vision particulièrement intéressante sur la différence entre faire du Produit dans une entreprise “normale” et dans une entreprise à mission. Mais il en parle mieux que moi.

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Salut Arthur ! Alors, pour toi qui a connu les deux : être une entreprise à mission, ça change quoi à la façon dont on fait le produit ?

Ça change beaucoup de choses !

Première chose, l’organisation. Nous avons fait le choix d’avoir une organisation en impacts teams, basée sur des OKRs (Objectives & Key Results). Chaque squad est définie par le key result qu’elle poursuit, chaque key result est rattaché à un objectif, et chaque objectif doit aider à atteindre la mission.

L’avantage de cette organisation, c’est que l’on ne perd jamais de vue la mission de JobTeaser : que l’étudiant trouve son épanouissement au travail. Par exemple, un objectif peut être “aider les services universitaires à coacher leurs étudiants”, et un KR sera la satisfaction des étudiants à leurs services universitaires. La squad dont c’est le KR ne risque donc pas de se lancer des fonctionnalités qui pourraient être moins “positives”.

Second point : nous avons des fondateurs particulièrement “mission driven”. Adrien a créé l’entreprise avec Nicolas parce que lui-même n’était pas heureux au travail. Il nous fait prendre du recul côté Produit, en nous demandant pour chaque décision : “En quoi ça va aider la mission ?”

Dernier élément : notre domaine d’activité est l’orientation des jeunes, qui est un sujet de société, quasi étatique. Nous tenons donc à être le plus scientifiques possible. C’est pour cela que nous avons des chercheurs chez Jobteaser sur la psychologie et l’éthique de l’orientation, les tests psychométriques….

Nous appliquons donc une “contrainte” scientifique, dont découlent des principes pour rendre le produit valide : être inclusifs et ne pas être déterministes (toujours laisser la porte ouverte).

Ce triptyque fonctionne bien. L’organisation produit est très décentralisée (chaque impact team est libre), mais avec une vision Produit à créer qui est bien déterminée et une mission claire.

Les principes de validité scientifique du produit créent un pont entre les équipes, qui s’engagent à créer des “blocs” compatibles, fonctionnellement ou techniquement.

Si Jobteaser avait un clone “purement capitaliste”, le fonctionnement du produit serait-il fondamentalement différent ?

Il gagnerait sûrement 10 fois plus d’argent ! Quand je suis arrivé chez Jobteaser, je venais d’entreprises classiques. Et quand j’ai vu le fichier client de Jobteaser - tous les étudiants d’Europe - j’ai eu un réflexe “purement capitaliste”, comme tu dis : “Imaginez ce qu’on pourrait en faire !”

Un clone purement capitaliste aurait aussi attiré des salariés très différents, qui auraient bâti un produit très différent, avec plus de monétisation etc.

L’avantage de notre mission, c’est qu’elle nous permet d’avoir des ressources clés: les équipes, leurs compétences et leur engagement. Par exemple, lorsque nous avons engagé les démarches pour devenir une société à mission (statut introduit par la loi PACTE de 2019, NDLR), nous avons dû définir des métriques sur lesquelles s’engager…. et ce sont les employés qui étaient les plus stricts !

Nos salariés sont des garde-fous : ils nous “demandent des comptes” quand on est trop orientés cash !

Je te propose de faire une sorte de “Portrait chinois” du produit JobTeaser, en imaginant que le produit est une personne physique.

Dirais-tu qu'il est toujours honnête avec l'utilisateur : il ne trompe pas l'utilisateur, ne cache rien et ne fait pas de promesse qu'il ne puisse tenir à 100 % ?

Ce n’est pas tout à fait vrai, parce que tout dans le produit n’est pas lié à la mission que l’on affiche. C’est une question d’historique, en fait.

La nature du produit a été en partie modelée par nos partenaires B2B : on connecte les entreprises aux écoles. C’est ce lien qui a permis à Jobteaser de grandir, parce que l’on était “l’intranet” des écoles. Aujourd’hui, si on arrive à vendre à Danone, c’est parce que l’on est partenaire d’HEC ou ESSEC.

De fait, les écoles ont donc concentré beaucoup de nos attentions, même sur des besoins qui n’étaient pas directement liés à notre mission. Par exemple, elles avaient beaucoup de besoins en gestion administrative, comme la prise de rendez-vous avec des étudiants. Nous y avons donc répondu dans le produit.

La conséquence est qu’aujourd’hui, notre barycentre penche davantage sur de l’administratif que sur de l’orientation. Nous espérons donc réorienter le produit d’ici 2022. Or le fait d’avoir une base installée crée forcément de l’inertie. Ma mission est donc la célérité de ce basculement, et la partie OKRs est un levier formidable.

Côté Produit, cela signifie, entre autres, un Product Marketing qui fasse que les partenaires nous voient comme les partenaires de leur orientation. On a également créé des produits indépendants qui sont uniquement orientés orientation, en espérant qu’ils aident au repositionnement du produit.

Dirais-tu qu'il n'abuse pas du temps, de l'attention et des émotions de ses utilisateurs ?

C’’est 100 % vrai. Il y a une grosse concentration d’activités à certains points de la vie de l’étudiant, surtout sur des parcours de 5 ans d’étude. Personne ne veut s’orienter tous les jours La plateforme est donc principalement utilisée de façon transactionnelle : “je veux trouver un job” = je vais sur Jobteaser”. On répond à une nécessité immédiate.

Mesurer l’engagement sur notre produit est donc complexe. Les métriques ne peuvent pas être de l’ARR ou DAU / MAU ! Auparavant, on mesurait le nombre de candidatures par candidat, qui mesure le “bout de chaîne”, par exemple.

Aujourd’hui, on a créé une notion, baptisée les Valuables actions. Toute action ayant un impact sur ton orientation en tant que personne, est une Valuable Action. Chaque action a un score d’orientation, qui représente son importance en termes d'orientation. Par exemple, un test psychométrique aura un score élevé, quand scroller sur ton feed aura un score peu élevé.

Nous avons déterminé des Valuables Actions tout au long de l’expérience, dans nos trois univers : le profilage (qui tu es) ; connaître ton environnement (métier, secteurs, types d’entreprise) ; obtenir le job qui te plait.

Nous mesurons donc l’engagement avec cette formule : Nombre de Valuable actions x Impact de l’action par étudiant. Cette formule nous permet de s’assurer qu’on n’abuse pas du temps ou de l’attention.

Dirais-tu qu'il est ouvert et n'exclut personne pour de mauvaises raisons ?

Oui, et c’est une contrainte scientifique pour être légitime sur l’orientation.

Le seul facteur qui limite l’inclusivité, c’est que le pool d’étudiants que l’on interviewe pour la Recherche Utilisateur dépend des institutions avec lesquelles on travaille. On fait attention autant que possible, mais forcément, nous avons des gens qui suivent des études supérieures… ce qui ne représente pas la majorité de l’emploi des jeunes.

Nous avons une personne chez nous qui contrôle les biais éventuels des recruteurs utilisant notre produit. Par exemple, nous avons un “moteur de chasse” : tu mets les compétences et on te propose 10 profils. Innocemment, nous avions décidé d’afficher les photos, en suivant le précepte reconnu que la photo crée de l’engagement émotionnel.

Or, quand on a regardé qui les chasseurs dé-selectionnaient, nous avons détecté des patterns qui allaient contre l’inclusion. Nous avons donc supprimé les photos et dû trouver une autre façon de créer cet engagement.

Côté accessibilité, nous avons un gros avantage : les écoles elles-mêmes demandent cette accessibilité ! Dernièrement, nous travaillons avec des universités anglaises qui disposent de leur propre barème. Nous avons donc procédé à un audit et nous nous mettons en règle. Notre design system est 100 % accessible aujourd’hui, mais pas encore toute la base existante.

Dirais-tu qu'on peut lui faire confiance côté data : il protège les données qu’on lui confie, n’en vole pas, et ne viole pas la privacy ?

Oui à 100 %. On est GDPR compliant et on a un “data protection officer” en interne. On ne collecte que les données utiles pour l’orientation, et on en a la garantie grâce à notre “ontologue” interne..

On supprime toutes les données et les comptes après un certain temps.

Dirais-tu que, côté algorithmie, il a un comportement prévisible par les gens avec qui il entre en relation, et qu’il tente d'éviter ses biais ?

Oui, nous avons l’obligation de maîtriser nos algorithmes.

Dirais-tu qu'il fait attention à son impact social et sociétal, pour l’utilisateur mais aussi pour ce et ceux qui l’entourent ?

Sur le sociétal, de fait, oui : nous luttons pour l’emploi et le bonheur au travail des jeunes.

Sur le social, c’est via l’orientation. Par exemple, sur le psychométrique, on essaie de déminer les biais de désirabilité. Et on essaie de faire pareil avec les écoles.

Dirais-tu qu'il respecte l'environnement ?

C’est peut-être le volet qu’on a le moins développé. On a un angle plus “bonheur individuel” que “planète”.

Mais c’est un point qui est réclamé par notre audience. Par exemple, ils souhaitent un fléchage d’impact environnemental des jobs.

Merci pour ce portrait du Produit ! Si on prend l’empreinte globale du Produit (People, Planet, Profit), avez-vous mis en place des métriques pour mesurer cette empreinte et des actions pour l’améliorer ?

Jusque là, c’étaient surtout les KRs qui faisaient que l'on agissait. Or, puisque nous devenons une entreprise à mission, nous devrons mesurer de nouvelles métriques via notre comité de pilotage. Le fait de mesurer ce qui n’est pas pile dans les KRs va sûrement couvrir des angles morts potentiels.

Quant à la sensibilisation, nous avons des formations internes sur l’orientation, qui permettent entre autres de faire prendre conscience des biais sur l’orientation.

Vous-êtes vous interrogés sur l’empreinte des services externes permettant au produit de fonctionner, ou des outils utilisés par les équipes Produit ?

On a des librairies, du contenu, des outils comme Tableau, Amplitude, CRM, Braze etc…

Nous avons clairement challengé le côté GDPR, moins sur l’UX. Sur le contenu, ça doit forcément cocher nos cases..

En revanche, nous n’avons pas regardé les pratiques de ces entreprises, et avons choisi les outils parce que c’étaient les meilleurs ou parce que l’écosystème les utilisaient.

Quelles sont les entreprises qui vous inspirent en termes de Produit (design, stratégie, process de conception ou de gestion... ) ? Avez-vous interrogé l’empreinte potentielle de ces inspirations ?

Twitter, par exemple, m’a donné l’idée d’imposer une contrainte : les objectifs doivent être liés directement à la mission.

Patagonia et la responsabilité collective qu’ils s’imposent est aussi une source d’inspiration. Nous pensons que ce type d’entreprises sera les licornes de demain : allier profitabilité et principes. Ils ont même sacrifié de la croissance.

Je suis assez anti réseaux sociaux, mais Instagram a eu des initiatives, par ex pour supprimer le nombre de likes… Mais à prendre avec des pincettes !

Enfin, Apple a beaucoup communiqué sur les métriques d’attention pour le bien-être numérique.

Dernière question, plus philosophique : Dirais-tu qu’avoir des impacts négatifs (ex : nudge, impact environnemental…) soit plus acceptable quand le but est noble ? La fin justifie-t-elle les moyens ?

Non, la fin de justifie pas les moyens, parce qu’on ne maîtrise pas les conséquences. Les principes du design éthique permettent de les éviter autant que possible.

Je ne justifie certaines pratiques que s’il n’y a pas d’autre moyen : par exemple, des “nudges” pour pousser les gens au positif.

Merci Arthur ! Et si on veut en savoir plus sur toi, voici quelques liens :

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