La plupart du temps, les fusions-acquisitions ne sont abordées dans les médias que sous l’angle financier. Ce qui est bien réducteur et semble faire abstraction du bouleversement que cela représente en interne pour les équipes et le produit en lui-même.
Devant la multiplication des rachats dans un écosystème de plus en plus mature, il nous a paru intéressant de creuser cette réalité si peu documentée. Comment ça se passe au niveau du produit quand une boîte est rachetée ou rachète une autre entité ? Qu’est-ce qui se joue concrètement dans les coulisses ?
Voici le regard de quatre Product Leaders sur ce thème souvent vecteur de mystères et de fantasmes : Quelles grandes étapes à prévoir pour soi, son équipe et son entreprise ? Quelles conséquences sur le produit lui-même, la vision, la roadmap ? Quels challenges humains, organisationnels ou managériaux ?
Christopher Parola, Clark Chahine, Benjamin Chino et Alessandro Costa m’ont raconté leurs expériences, leurs bonnes pratiques et les erreurs à éviter en la matière. Une discussion rare, de haut vol et sans langue de bois dans laquelle ils analysent la due diligence, l’annonce du rachat et la gestion de l’après rachat.
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I) L’avant rachat : comment se passe une due diligence ?
Petit rappel sémantique avant d’entrer dans le vif du sujet : la Due diligence, ou “Due dil’”, correspond à l’ensemble des opérations de vérifications que réalise un acheteur, afin de se faire une meilleure idée sur la situation de la future acquisition.
Une étape nécessaire et forcément connue de très peu de personnes en interne, par souci de confidentialité - l’opération n’étant pas bouclée à ce stade. Une épreuve du feu pour un CPO ? Pas vraiment à en croire Christopher Parola, ex CPO de Meilleurs Agents, acquis par le groupe Axel Springer (plus de 15 000 collaborateurs) en mars 2020, et aujourd’hui VP Products de YouSign… qui vient d’acheter la startup Canyon, dans un contexte bien différent : une entreprise de 130 personnes qui en achète une de 4.
Il revient sur cette expérience lors du rachat de Meilleurs Agents : “Nous avons eu deux salves de vérifications sur la partie Produit. L’une avec des auditeurs du groupe plutôt généralistes (équipe M&A) et l’autre avec des personnes membres de leur équipe tech & product transverse au groupe, dont les métiers étaient bien plus proches des nôtres”.
Le livrable ? Une sorte de formulaire Excel à remplir. “Il fallait dire oui ou non à des questions du type :
- “Vous faites de l'agile?”
- “Oui”
- “Vous avez des UX? Et des UI? ”
- “Oui”
- “Vous avez des PM ?”
- “Oui”...
C'était très mécanique. Cela devait leur permettre de bâtir une sorte de PlayBook, j’imagine”, constate-t-il, un peu surpris, lui qui s’attendait plutôt à des questions pointues sur leur capacité à scaler l’équipe et l’organisation par exemple.
“C’est vrai que la grille peut être très générique quand on est dans une grande boîte, confirme Clark Chahine, qui a participé à 3 rachats ou tentatives de rachat quand il était Head of Product au sein de la multinationale Schlumberger. Je me souviens, on avait un spreadsheet avec des cases à cocher, non seulement sur le produit mais l’ensemble des facettes de l’entreprise, c'était très détaillé, et pour notre domaine nous étions aussi responsables de les créer avec nos critères produit. ”.
À chaque due diligence ses propres objectifs
Une façon de faire qui dépend évidemment de l’objectif de la due diligence. Benjamin Chino, ancien Product Ops lead chez Uber à San Francisco et VP Product de Sennder, entreprise allemande de fret routier qui a racheté Everoad et la branche européenne de Uber Freight en 2020, reconnaît que ces deux opérations étaient pleinement menées par le business. Autrement dit, la due diligence technique avait moins pour but de savoir si oui ou non il fallait racheter ce produit… que de voir comment il fallait mener la fusion ! “En fait, on était déjà dans l’étape d’après, qui est celle de l’intégration”, confie-t-il. Pas de cases à cocher donc, mais plus de la collecte d’informations pour savoir que faire des deux futures technologies réunies.
Clark Chahine, aujourd'hui VP Product chez Kpler, acquiesce. Il a en effet constaté que la due diligence n’était pas la même quand il s’agissait d’une transaction sur un marché adjacent ou pour le rachat d’un concurrent. “Dans le premier cas, c’était plus léger : on rachetait juste la part de marché de façon à ce qu’on puisse pénétrer dans ce dernier rapidement”, explique-t-il.
Dans l’autre cas, la due diligence est plus poussée car le rachat va bien au-delà du “book of business”. “Je me rappellerai toujours de ce meeting de deux heures entre nos interlocuteurs et nous, qui étions dans le “Due Dil’ Group”. On a parlé de chaque personne de leur équipe, une à une, et de leurs compétences. Avec des questions très difficiles, du type : “Si vous deviez garder la moitié des développeurs, ce serait lesquels et pourquoi?”
Avant de poursuivre : “Comme on rachetait un concurrent, il fallait s’assurer que la fusion n’allait pas faire A+B mais AxB. Et que, vis-à-vis des clients, cela se traduirait par une création de valeur et non une perte de revenus”.
L’enjeu des équipes
Ce qui amène indéniablement la question de l’évaluation des équipes : comment sont-elles prises en compte dans l’exercice de Due Diligence ? Est-ce avant tout une histoire d’hommes et de femmes, ou de technologie ?
Clark Chahine se lance : "Selon le type de rachat le focus est plus porté sur la tech et les fonctionnalités qui sont rachetées que sur le revenu. Parfois c'est l'inverse. Et dans certains cas que j'ai vu surtout dans les grands groupes, l'humain est la dernière chose qui est considérée."
Ce qui explique d’ailleurs, selon lui, un échec vécu par le passé dans un grand groupe: "après le rachat d'une compagnie, nous avons vu toute l’ancienne équipe partir. Et les clients n’ont pas tardé à faire de même ! On venait de perdre la connaissance métier voire l’aura et l’expertise qui faisaient que les gens achetaient ce produit-là. Ce n'est pas souvent le cas mais ça arrive.", assure-t-il.
Mais les enjeux d’équipes ne sont pas toujours abordés de la même manière. “On a senti que le sujet des équipes serait traité dans un temps deux, une fois que l'on aurait appris à se connaître. Autrement dit, la maison mère profite au début du bénéfice de Meilleurs Agents (marché et technologie) et se laisse ainsi le temps de voir comment organiser ces nouvelles équipes”, relate Christopher Parola. Une question se pose alors : comment mesurer ce risque ? A savoir que, en cas de départ d’une équipe, le produit ne devienne plus qu’une coquille vide…
Réponse toute en franchise de Clark Chahine : “De ce que j’ai vu chez Schlumberger, on ne s’est pas toujours posé la question de savoir si les boîtes rachetées réussissaient juste grâce à leur techno ou grâce à leurs méthodes ou culture d’entreprise…”. Un aveu, qui, dans sa bouche, sonne comme un bon apprentissage d’éléments à améliorer à l’avenir !
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II) L’annonce du rachat : le temps des doutes
Une fois l’opération conclue et dévoilée, du moins en interne, vient la période… du flou ! Surtout dans la position du racheté. “C’est la phase du questionnement pour les équipes”, admet volontiers Alessandro Costa. Il cherche aujourd’hui son prochain challenge de CPO après avoir été VP Product et Design de la plateforme d’influenceurs Hivency qui a racheté en 2020 la startup Lucette… et vient de se faire racheter par le groupe Skeepers, membre du Next40.
“L’enjeu, c’est d’aller vite pour les rassurer et leur donner des réponses, afin de désamorcer les potentielles inquiétudes”, ajoute-t-il. “Car elles sont à la fois heureuses du rachat et inquiètes de l’impact que cela aura sur leur carrière et leur position” Un avis pleinement partagé par Benjamin Chino, qui a toujours œuvré pour que les intégrations soient faites en moins de 3 mois. “Pour Uber Freight, c’était hyper galère mais on a bossé comme des chiens pour tenir ce délai maximum”, illustre-t-il. “Car plus tu prolonges ce sentiment d’incertitude, plus tu provoques des départs massifs”.
Même s’il n’est pas rare que des contrariétés surgissent en cours de route. Aujourd’hui VP Product de l’entreprise de données Kpler, qui a récemment intégré une entreprise américaine, Clark Chahine mentionne une surprise pas facile à gérer : la nécessité d’honorer les contrats signés avec des partenaires bien avant le rachat de l’entité acquise. “On a donc dû garder deux roadmaps en parallèle quelques mois supplémentaires tout en faisant l’intégration, mais nous avons quand même réussi à gérer sans trop de problème et après quelques mois tout s'est ré-aligné. ”, indique ainsi Clark Chahine.
Sachant que, dans son ancienne entreprise, Schlumberger, c’était tout l’inverse ! La boîte était rachetée et, durant un an, c’était une "Schlumberger Company” qui continuait son activité telle quelle. Le temps de mener les fusions à tous les niveaux (RH, technique, légal etc.). “Il faut savoir que Schlumberger a souvent racheté pour des raisons de croissance de marché donc il n’y avait pas d’urgence non plus à intégrer, précise Clark. La seule différence, c’était pour les Sales qui, eux, devaient désormais vendre les deux produits”.
Du côté de Meilleurs Agents, Christopher Parola se rappelle des craintes évidemment durant cette phase. Même si la volonté du groupe était de laisser Meilleurs Agents assez autonome pour continuer à mener sa mission, avec des moyens supplémentaires, ce qui atténuait les choses. Mais aussi de l’excitation supplémentaire à subitement opérer à l’international, eux qui n’étaient que purement franco-français. “Cela nous ouvre beaucoup de nouvelles opportunités d’un coup”, s’enthousiasme également Alessandro Costa. Des montagnes russes émotionnelles donc.
III) L’après rachat : la gestion de la transition
Après l’onde de choc de l’annonce du rachat, place aux joyeusetés opérationnelles ! On ne dira pas que les choses sérieuses commencent… mais presque. À en croire Benjamin Chino, la transition se fait généralement en trois temps :
Temps 1 : La constitution du leadership
Une étape qui se fait au moment de l’acquisition et qui consiste à lever les incertitudes sur la répartition des nouveaux rôles au niveau de la direction. “Typiquement, lors du rachat avec Sennder, on est partis une semaine en Allemagne pour bien se synchroniser. Avec Uber Freight, c’était pareil. C’est super important car tu comptes sur chacun et chacune pour diffuser ensuite les bons messages aux équipes”, se souvient Benjamin Chino
Temps 2 : L’intégration
Là, il est question de déminer les inquiétudes des équipes en présentant l’organisation future et comment les choses vont se passer concrètement. Avec potentiellement toute une partie de compensations financières et de packages. Ici, Alessandro Costa considère que cela fait partie du rôle de manager d’être transparent mais aussi positif : “Si je leur dis, “c’est la merde”, on ne sait pas où on veut aller, je suis moi-même perdant !” insiste-t-il.
Temps 3 : L’acculturation
“La phase plus compliquée… Celle où j’ai perdu le plus de personnes”, déplore avec franchise Benjamin Chino, à la tête depuis octobre 2021 de la startup Maki. Les raisons peuvent être multiples : les développeurs qui découvrent une stack technique très différente de celle dont ils avaient l'habitude et avaient construite auparavant. Des profils “entrepreneurs” qui ne se reconnaissent plus dans le cadre d’une organisation moins flexible. Ou des Product Managers qui se retrouvent englués dans de nouveaux principes opérationnels plus lourds et fastidieux.
Autre enjeu ici : organiser la greffe des nouveaux venus de la boîte rachetée. “J’ai dû avoir quelques discussions difficiles avec certains membres de la compagnie que nous intégrions pour manager les attentes salariales (titre, positions etc..)", confie Clark Chahine de Kpler.
Pour rentrer dans l'équipe Produit et gagner la confiance de leurs nouvelles équipes, les nouveaux membres ont même dû passer les tests des candidats normalement recrutés en externe ! “C’était moins pour les tester que pour leur donner le même niveau de crédibilité que le reste de l’équipe”, ajoute-t-il. Un exercice douloureux… mais finalement réussi : ces personnes sont toujours dans l’entreprise et ont été plus rapidement acceptées par les équipes Produit et Tech.
“A posteriori, je n’aurais peut-être pas dû secouer certains si rapidement, précise toutefois Clark Chahine. Car certains sont revenus me voir en me disant : “Je n’ai pas dormi du week-end car, en changeant de manager et de niveau, est-ce que ma carrière va continuer à progresser ?” Il poursuit : “Je me suis alors rendu compte que je n’avais pas suffisamment appuyé sur le fait que position hiérarchique et impact sont deux choses différentes ! Et que nous valorisons plus l'impact que la position hiérarchique.” , réalise Clark.
Une anecdote qui leur parle à tous. Alessandro Costa, lors du rachat de la startup Lucette par son entreprise, Hivency, réalise qu’il aurait dû mener ce travail d’analyse dont parle Clark. “On a récupéré 7 personnes mais la moitié est finalement partie car elles ne se sentaient pas à l’aise dans leur nouveau poste. J’étais parti du principe qu’on allait trouver quoiqu’il arrive un moyen de les faire monter en compétences…”, estime-t-il.
Christopher Parola a vécu les mêmes difficultés et a essayé de se montrer rassurant : "En tant que manager pendant les deux années qui ont suivi le rachat, il a fallu rassurer les équipes que leurs pratiques resteraient identiques, tout en leur demandant de patienter en vue d’une nouvelle organisation qui allait leur ouvrir de nombreuses portes. L'essentiel dans cette période de flou, c'est de ne pas tirer de conclusion hâtive et que chacun attende de voir ce qu'il y a pour lui ou elle dans ce nouveau monde. Il poursuit en s’adressant à Clark : “Donc certes tu as été direct à un moment donné. Mais, c’est dur de trouver le juste milieu : entretenir le flou, même si personne n'y peut rien car tu as besoin de temps pour déterminer une nouvelle organisation, peut être aussi dommageable”. Une question qui vaut bien entendu aussi pour les CPO eux-mêmes… dont trois (Christopher, Alessandro et Benjamin) ont changé d’air quelques années ou mois à peine après le rachat !
Et les clients dans tout ça ?
Quand le rachat concerne un concurrent, la question est en effet centrale ! “L’objectif, c’est au moins de garder les existants dans un premier temps”, confirme Clark Chahine. Même si l’idée, à terme, est bien entendu d’arriver à valoriser le nouveau produit fusionné. Pas toujours facile quand les fonctionnalités ne sont pas identiques…
“Nous, on a dû accepter de perdre certains clients qui avaient des intégrations ou des demandes un peu spéciales car on s’est rendus compte que ce n’était pas prioritaire dans notre nouvelle roadmap”, témoigne Benjamin Chino. “De notre côté, à l’inverse, on a changé notre roadmap pour éviter certaines pertes de fonctionnalités lors de la migration d’un produit à l’autre”, ajoute Clark Chahine. “La difficulté ici, c’est que tu es obligé d’avoir des réponses sur ce que tu gardes ou non entre les plateformes, alors que la stratégie à plus long terme n’est pas encore tout à fait finalisée”, conclut Alessandro Costa. “Ce qui a un impact assez fort également sur les sujets à prioriser qui étaient présents avant la fusion. Là encore, il faut beaucoup rassurer !”
Une expérience douce-amère
Vivre une fusion-acquisition en tant que Product leader est ainsi une expérience très stimulante intellectuellement : elle force à concevoir des systèmes scalables tout en assurant la gestion humaine et émotionnelle des équipes. Elle présente des enjeux très spécifiques qui font grandir en tant que manager. Sans compter l’adrénaline que procure cette phase d’accélération soudaine.
Malgré tout, la nouvelle réalité post fusion-acquisition s’avère bien souvent vectrice de frustrations. Surtout dans la peau du “racheté”, dont la culture d’entreprise se dissout progressivement, au profit de celle du “racheteur”. “Pour beaucoup, le simple fait de ne plus se reconnaître dans les valeurs d’une entreprise, celles qui t’animent et résonnent en toi, peut être une cassure émotionnelle très forte”, illustre Alessandro Costa. Un exercice d’équilibrisme qui n’est pas aisé.
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