Forte d'une douzaine d'années d'expérience dans le Produit, notamment en tant que Principal Product Manager chez Brigad, Hélène Gloux invite à une réflexion critique sur le rôle des Product people dans l'élaboration de produits éthiques et Responsables. À travers cette tribune, elle dépeint un futur où être Responsable n'est pas seulement souhaitable, mais essentiel.
Je fais partie de celles et ceux qui pensent que la technologie est un formidable outil qui peut, à bien des égards, être utilisé pour améliorer la société dans laquelle nous vivons. Cependant, je ne suis pas naïve. Les choix que nous faisons restent à notre entière discrétion et chacun peut utiliser un marteau pour construire un abri ou bien une machine de guerre. Au choix. La différence me direz-vous ? Certains appellent ça la “prise de conscience”, moi je préfère parler de responsabilité. Au sens premier.
Vous vous en doutez, je vais vous parler de produit Responsable. Vous n’avez pas pu passer à côté : chaque conférence Produit amène son lot d’interventions sur ce thème.
Au départ, c’était un bruit de fond à peine perceptible, comme un murmure. Mais depuis quelque temps, il revient plus régulièrement dans les conversations et prend de l’ampleur. Le produit Responsable est sur toutes les lèvres, tantôt comme un énième sujet sur lequel il faut se positionner, tantôt comme une réelle conviction.
Mais de quoi parle-t-on vraiment ?
La discussion est à mon sens trop souvent centrée sur l’impact écologique (qui est crucial, ne vous méprenez pas), laissant de côté l’aspect humain, social et économique. Les 12 traits de caractères d’un produit Responsable proposés par Fabrice des Mazery le prouvent pourtant : c’est un enjeu bien plus complet.
Mais qu’est-ce qu’un produit Responsable alors ? Avant de s’étendre sur un concept, mieux vaut être sûr de bien le maîtriser et de mettre tout le monde sur la même longueur d’ondes. Un produit Responsable est “un produit qui va limiter son impact négatif sur l’environnement, mais aussi sur les individus et sur l’économie”.
Quand on aborde la chose, on pense évidemment à l’accessibilité de nos sites et applications, et à une moindre consommation d’énergies nécessaire pour leur usage. Mais tout cela va bien plus loin. Exit, par exemple, les produits qui reposent sur une forme d’addiction des utilisateurs, favorisent des comportements néfastes, ou encore ceux qui se jouent de nos biais cognitifs. Ces produits, sous couvert de répondre à un besoin utilisateur, peuvent être de véritables bombes à retardement pour notre société.
Mais déceler ces travers peut être une gageure, d’autant plus si le produit est conçu en toute bonne foi. C’est donc à mon sens sur ces points qu’il y a le plus de travail à faire pour une véritable prise de conscience. Et un début de responsabilité.
Être Responsable n’est plus qu’une option
Faire du produit Responsable, c’est avant tout faire preuve de bon sens et d’éthique. Il n’y a pas de grande science derrière cela, et c’est peut-être ce qui en fait un sujet secondaire. Pas de compétences techniques ou de méthodes complexes à assimiler pour devenir un Product Manager Responsable, n’en déplaise à certains.
Pour autant, il est plus qu’urgent d’en faire une priorité !
Plus que les produits, ce sont ceux qui les conçoivent qui doivent être responsables (au sens strict du mot), au premier rang desquels les Product Managers et Product Designers. Comme le disait déjà en 1971 Victor Papanek, un des premiers penseurs de l'éco-design : “Vous êtes responsable de ce que vous mettez au monde. Et vous êtes responsable des effets que ces choses ont sur le monde.”
Et dans un monde qui fait face à des challenges chaque jour un peu plus pressants, la responsabilité est l’affaire de tous . C’est d’ailleurs le point de vue d’Amandine Durr, CPO chez Backmarket : “De manière générale, je pense qu'on progressera de façon exponentielle dans la lutte contre le changement climatique, ou sur d'autres grandes causes sociétales, quand l'effort basculera plus dans la société civile et dans les entreprises privées. Dans un système capitaliste, c'est là que se trouve les forces vives et l'impulsion d'un mouvement d'ampleur. Donc c'est de notre ressort à tous de nous poser les bonnes questions”
Bien que j’insiste sur l’humilité dont nous devrions faire preuve dans nos métiers (nous ne sauvons pas de vies, sauf à de rares exceptions), il est indispensable d’ouvrir les yeux sur les effets que peuvent avoir nos produits. Positifs, comme négatifs.
Arrêtons d’agir comme des enfants irresponsables, et comportons-nous comme des adultes Responsables !
Les produits sur lesquels nous travaillons sont utilisés par des milliers, parfois des millions de personnes. Au-delà de la proposition de valeur initiale, les conséquences indirectes peuvent être nombreuses. Pour paraphraser le designer américain Mike Monteiro, nos produits ne sont pas conçus dans un monde clos : ils s’intègrent dans la société, et tout ce que l’on développe peut avoir des répercussions, bonnes ou mauvaises, sur celle-ci. “Les équipes Produit ont un rôle important à jouer puisqu'elles sont à la manœuvre pour définir la stratégie d'un produit, son design et la mesure de son succès, confirme Amandine Durr. Nous avons sûrement encore plus de possibilité d'influence, et donc de responsabilité, pour y arriver.”
La fin de l’adolescence pour les Products people
Régulièrement, j’entends ou lis des personnes relevant le fait qu’ils dépendent d’une hiérarchie pour laquelle l’aspect Responsable est loin des priorités. Je le conçois, et j’ai pu à plusieurs reprises en être témoin. Comme ce jour où ma suggestion de creuser le sujet d’une version FALC (Français Facile à Lire et à Comprendre) a été reléguée au rang de nice-to-have, malgré un réel enjeu de compréhension pour des utilisateurs non-natifs. Je me souviens aussi de ce jour où, dans une salle remplie de Product Managers, la question du coût de l’accessibilité a été évoquée bien avant celle de son bénéfice.
Aucun doute, ce sujet est encore vu comme un centre de coûts, et non une opportunité. Encore moins comme une condition sine qua non.
Pour autant, arrêtons d’agir comme des enfants irresponsables et comportons-nous comme des adultes Responsables ! Arrêtons en somme de nous comporter comme si nous n’avions aucun pouvoir d’influence sur les décisions de nos organisations. Où sont passés dans cette histoire ceux qui proclamaient le Product Manager comme étant le “CEO du produit” ? Je me le demande… Sans avoir jamais approuvé cette analogie, il me semble pourtant que le spectre de responsabilité de certains est à géométrie variable. Faire preuve d’assertivité pour défendre son point de vue est l’une des qualités essentielles à notre métier. Et cela devrait également valoir quand il s’agit d’effectuer des choix plus éthiques, plus durables, plus réfléchis !
Identifier et défendre des opportunités derrière une pratique plus Responsable est possible. Selon Romain Kuzniak, CTO et Head of Product chez OpenClassrooms, c’est même l'aspect le plus décisif, “celui de réussir à établir un cercle vertueux entre l'impact et le business. Cela génère également une dynamique positive au sein des équipes et de l'entreprise. Ce processus est souvent long et complexe, et demande de l’engagement et de la créativité.”
De nombreuses décisions qui entrent dans le périmètre du produit Responsable peuvent par ailleurs être prises sans effort majeur. S’assurer par exemple qu’une fonctionnalité ne puisse pas être détournée pour un usage nocif, éviter les dark patterns, ou encore prendre en compte les questions relatives à l’accessibilité peuvent se faire sans avoir besoin de convaincre un N+1 potentiellement réticent ou débloquer un budget élevé.
Mais cela passe aussi par notre propre éducation. Nous devons être constamment à l’écoute des dernières avancées en matière de développement durable, d'inclusion sociale, et de pratiques commerciales éthiques. Nous devons être curieux, prêts à apprendre et à remettre en question nos propres pratiques. C’est ainsi que nous pourrons devenir des leaders véritablement Responsables, capables d'inspirer et de guider nos équipes vers la création de produits qui profitent à tous, sans nuire à notre planète ou à notre société.
C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai décidé de prendre la parole sur ce sujet il y a quelques temps. C’est aussi pour cela que j’ai créé The Product Shift, une newsletter dont l’objectif est d’acculturer ceux qui font le produit, en leur montrant qu’il est possible de rendre notre métier plus vertueux. Je me réjouis chaque jour de voir le nombre d’abonnés grimper. Non pas pour flatter mon égo, mais parce que c’est le signe que les petites vagues encore tranquilles ont le potentiel de devenir une lame de fond.
En 2023, au Web2day, j’invitais la salle à se mettre en action, quitte à “prendre la porte” si les entreprises dans lesquelles les participants travaillaient n'étaient pas assez responsables, ou aptes à se responsabiliser. Un an après, mon propos tend à changer : nous ne pouvons pas faire porter la responsabilité uniquement aux organisations. Responsabiliser le produit, en faire un outil pour construire une meilleure société, cela passe d’abord et avant tout par les individus. Par vous, par moi.
Responsables, mais imparfaits
Cette tribune peut paraître moralisatrice, voire accusatrice pour certains.
Pourtant, si la volonté de vous secouer est bien derrière ces lignes, l’objectif n’est pas de prôner une recherche de la perfection. D’ailleurs, il serait illusoire de penser qu’un produit digital puisse être irréprochable sur le plan du développement durable. Tout comme une entreprise ne saurait l’être.
C’est d’ailleurs le propos de Julia Faure, cofondatrice de Loom (une marque de prêt-à-porter Responsable) et co-présidente du Mouvement Impact France. Elle souligne qu’une entreprise à impact positif n’est pas en quête de la perfection. Et en tant que Product Manager ou Product Designer, vous ne devriez pas non plus rentrer dans cette recherche d’excellence, au risque de vous épuiser et de vous décourager rapidement.
Le simple fait de considérer les impacts négatifs possibles de votre produit est un immense pas en avant ! Le fait également de questionner, voire de faire barrage à des décisions dont l’effet sur la société, l’économie ou l’environnement serait néfaste, est un acte Responsable. Avoir conscience de ses forces, avouer ses faiblesses et être lucide sur le chemin restant à parcourir l’est aussi. Mathieu Nebra, le fondateur d’OpenClassrooms, le résumait d’ailleurs très bien dans cette interview pour le média Thiga.
Il en va de même pour le Product Manager ou le Product Designer qui s'insère dans une démarche plus Responsable. Il sera bien intentionné mais parfois plein de maladresses. L’important reste qu’il apprendra. Une fois encore, devenir un Product people Responsable est une question de bon sens, d’éthique… Et de temps ! Pour Romain Kuzniak, CTO & Head of Product chez OpenClassrooms, “être Responsable signifie souvent se sentir investi d'une mission ou d'un devoir, ce qui peut accroître la pression de l’exemplarité, de la perfection. Voilà pourquoi il est important de revenir à la compréhension du processus d'apprentissage, qui inclut la transparence, l'acceptation des échecs et l'humilité.”
Être Responsable, une condition sine qua non ?
Aujourd’hui, une entreprise avec un produit Responsable (ou un produit à impact sociétal) possède un avantage concurrentiel dans le recrutement de talents. Romain Kuzniak me confiait récemment que leur démarche leur a permis de recruter des profils qu’ils n’auraient sans doute pas attiré sans cela. Demain, j’espère que cet argument concurrentiel passera du côté des talents, signe d’un véritable changement de paradigme.
Le Product people de demain sera donc Responsable ou ne sera pas ? Oui, je le crois sincèrement et même si cela peut laisser penser que c’est la seule issue possible pour évoluer dans ce métier. Malgré tout, et à mon grand désarroi, je sais qu’il ne s’agit pas d’un critère excluant.
Il serait à la fois idéaliste et totalement stupide d’imaginer qu’une personne peu éthique ou se moquant des impacts de son produit ne pourrait pas faire une belle carrière dans ce métier. Le titre de cette tribune est donc de l’ordre du fantasme, malheureusement.
Pour autant, il en va de notre responsabilité collective de faire bouger les lignes et d’amorcer un changement de paradigme sur ce point. Parce que le monde dans lequel nous vivons est le reflet de ce que nous en faisons.
Pour en savoir plus : téléchargez notre livre Responsables