Pour François de Bodinat, Group CPO chez Younited, les leaders Produit qui pensent qu’une entreprise ne dépend que du Product Management devraient sortir de leur tour d’ivoire. Cet ancien Head of Sales, Chief Marketing Officer et même développeur, en appelle à une prise de conscience collective pour changer d’état d’esprit.
N'avez-vous jamais remarqué cet enthousiasme palpable pour la création de nouveaux rôles et responsabilités au sein de la communauté Produit, afin de rendre les entreprises de plus en plus product-centric ? Je trouve cela excitant !
Il n'est pourtant pas nécessaire d'aller bien loin pour réaliser qu’il existe pléthore de définitions de la mission Produit, en fonction de la maturité de l'entreprise, du marché ou de la culture dans laquelle on évolue. Je l’avoue, cela peut être assez déroutant…
Aujourd’hui, nous définissons le Product Management à l'intersection de diverses fonctions et départements tels que la tech, le design, le business et le marketing et la stratégie. Cependant, nous peinons parfois à définir où commencent et où s’arrêtent ces intersections. Bien que le Product Management soit impliqué dans les décisions cruciales pour l'entreprise, il n’en n’est pas l'épicentre. Si vous le croyez, vous vous trompez. Le monde de l’entreprise est fatigué de nous pardonner cette arrogance et il est de notre responsabilité, en tant que leaders, de montrer un autre visage.
Notre objectif devrait être de simplifier le monde complexe du Product Management, tout en œuvrant pour une meilleure intégration des autres forces de l'entreprise afin d'offrir plus de valeur à nos utilisateurs et à l'organisation dans son ensemble. Une démarche essentielle, mais loin d’être si évidente.
Pour ce faire, élargissons notre réflexion et sortons un peu de notre zone de confort.
Le Product Management doit (re)devenir simple
Le Product Management évolue constamment en réponse à la complexité croissante de la technologie et d'Internet. Initialement axé sur le développement structuré et accéléré de produits, il a donné naissance à des méthodologies agiles, au design thinking et aux pratiques orientées client. La discipline s'est ensuite concentrée sur l'exploration et l'analyse approfondie des problèmes, ainsi que sur l'idéation de solutions pertinentes.
Mais l'évolution ne s'est pas arrêtée là et le spectre des rôles Produit s'est encore élargi, englobant le Product Manager (PM), Product Owner, Ops, marketer, builder, architect, writer, researcher et bien d'autres encore. À n’y plus rien comprendre me direz-vous..
Aujourd'hui, le rôle de PM exclut la programmation, l'analyse de marché, les user stories détaillées, les spécifications ou les tests par exemple. Et cela pose une question simple, même si un brin provocatrice : "Que fait réellement un PM en fait ?" Je crois que répartir les responsabilités du PM sur trop de sous-rôles diminue son efficacité, ce qui rend la création d'une vision Produit d’autant plus complexe.
Pourquoi ne pas envisager une organisation Produit comme un produit en tant que tel et travailler à le simplifier comme nous savons si bien le faire ? Comme toujours, cela commence par les besoins de nos (véritables) clients.
Aimez vos utilisateurs. Mariez vos collègues.
Avant de me condamner au bûcher comme hérétique, j’aimerais souligner que les clients et les utilisateurs restent pour moi primordiaux. Venant d'Amazon, renommé pour sa centricité client, j'endosse de tout cœur cet ethos.
Maintenant, changez de perspective et mettez-vous à la place d'un CPO. Voici le dilemme : les besoins des utilisateurs ne sont pas toujours prioritaires sur le reste. Car l'enjeu réside dans l'équilibre entre leurs besoins et les résultats business de l'entreprise. Valentin Ménard, Global PM chez ManoMano, l'explique dans une tribune récente : les impératifs commerciaux peuvent souvent prévaloir sur les préoccupations des utilisateurs.
Vous n’êtes pas convaincu ? Alors imaginez votre département Produit comme un produit en tant que tel. Les différents départements, équipes et pays au sein de votre entreprise ont besoin de vos solutions pour atteindre leurs objectifs (financiers). En essence, la capacité de vos produits à résoudre les problèmes des utilisateurs est cruciale, car elle soutient la raison d'être de l'entreprise. Cependant, ils contribuent aussi à résoudre les enjeux business de vos collègues exécutifs qui les utilisent au sein de leur propre contexte, faisant d'eux vos "clients" internes.
Imaginez cette situation dans une banque de crédit : votre équipe Produit a trouvé un moyen d'optimiser le processus de prêt pour les clients, réduisant de ce fait les coûts d'acquisition. Mais elle a aussi un moyen d'automatiser des processus en coulisses, se permettant de réduire les coûts d'exploitation. Le dilemme : quelle solution déployer en premier et dans quel pays ? Priorisez-vous la solution qui résout le problème de vos utilisateurs ou celle qui a le meilleur business model ? Et que faire si d'autres pays ont besoin de solutions différentes ?
En tant que leader, vous serez fréquemment confronté à ce dilemme : une lutte entre l'adéquation marché et commerciale de votre produit.
Le langage business l'emportera toujours sur le jargon Produit
En substance, ceux qui tiennent les rênes du business possèdent des insights inestimables sur ce dont ils ont besoin pour atteindre leurs objectifs. Si vous n'êtes pas vous-même en charge de cette partie, votre responsabilité reste au minimum de comprendre leurs activités, aussi intimement que vous comprenez les besoins de vos propres utilisateurs. Pour remplir ce rôle de façon efficace, il est impératif de nouer des liens étroits avec vos collaborateurs au sein de ces business units (BU), qu'ils soient CEOs de pays en B2C ou responsables partenariats en B2B.
Quand je parle de "nouer des liens étroits", je ne préconise pas une session d’ échanges de vision occasionnelle autour d'un coffee-chat. Au contraire, je prône une immersion profonde dans leur dynamique business, afin de comprendre comment ils génèrent des revenus, quels sont leurs objectifs stratégiques et comment chacune de ses BU contribue à la stratégie commerciale globale de l'entreprise.
Fabrice des Mazery, CPO chez TheFork, m'a récemment confié l’importance de savoir communiquer via le langage du business. « L'objectif du CPO est de s'assurer que toutes les sous-équipes Produit investissent pour le meilleur ROI, à l'instar d'un investisseur gérant un portefeuille ». Pour lui, le coût des équipes Produit représente un investissement à exploiter à travers les opportunités business. Car lorsque les Product leaders se focalisent trop sur les tâches tactiques de leurs produits et délèguent les aspects business uniquement aux experts métier (sans se soucier d’en comprendre les subtilités), cela accentue les écarts d'alignement et les attentes entre ces départements.
Alors, comment combler le fossé entre les fonctions Produit et business au sein d'une entreprise ? Peut-être pouvez-vous commencer par changer de perspective concernant vos collègues.
Les commerciaux ne sont pas vos ennemis
Cela fait des années que j’assiste à des événements Produit et il y a une chose que je remarque souvent : dès qu'on parle de sales, la conversation dévie sur “pourquoi les équipes Produit et commerciales ne voient pas les choses de la même façon ?" ou "comment pouvons-nous aider le business à mieux comprendre le Produit ?”
C’est à se demander si certains ne perçoivent pas les sales comme des ennemis… Cette perception est fausse.
Les équipes sales interagissent quotidiennement avec les clients, à chaque étape du processus de vente. Cet accès continu est inestimable pour les équipes Produit, car les ventes sont le canal idéal pour comprendre et suivre l'évolution des défis et des besoins des utilisateurs.
Or, les équipes Produit n'exploitent pas toujours pleinement cet accès unique au client. Nous pouvons, à tort, supposer que la discovery et le delivery du produit sont suffisants, et qu’une fois qu’il est prêt, les équipes de ventes (ou de marketing dans certains contextes) n’ont qu’à prendre le relais. Cependant, ce processus itératif de mise sur le marché, d’exploitation des retours client (ou users), et d’amélioration continue, ne peut pas se faire sans l'implication des équipes commerciales. Alors comment co-construire entres des départements qui, apparemment, ne se comprennent pas toujours?
Melissa Perri, experte mondialement reconnue en Product Management, note que “le Product management n'a jamais été purement une question de technologie. Si les entreprises la traitent ainsi, elles n'exploitent pas toute la vraie valeur du rôle,” Ici, Melissa Perri souligne l'importance d'aller au-delà des rôles traditionnels.
Selon moi, il existe des pratiques simples que les entreprises peuvent adopter pour rapprocher les équipes Produit et commerciales. Par exemple, chez Younited, les sales organisent des sessions où tout le monde, y compris les experts Produit, peut prospecter par téléphone. Dans ce contexte précis, le but est de susciter l'intérêt du potentiel client et de sécuriser un second rendez-vous. Ces sessions apportent des leçons précieuses et confrontent les équipes Produit à la réalité du marché des produits dont ils ont la responsabilité.
Une autre pratique simple est de bien choisir son bureau. Chez Younited par exemple, je suis assis à côté du Directeur des partenariats, au cœur du département commercial, ce qui me permet d'obtenir quotidiennement des informations sur les tendances du marché et sur les opportunités à venir, complétant ainsi les réunions avec les équipes tech, design et Produit.
En abordant l'importance des commerciaux dans une organisation product-centric, il est impossible d'ignorer le rôle crucial du marketing dans la définition et le lancement de produits. Cependant, les entreprises ont des perspectives très différentes sur ce rôle au sein de l'équipe Produit. Voici mon point de vue.
Le marketing Produit fait du Produit. Pas du marketing.
La mission du marketing Produit est assez claire : "définir le bon positionnement de votre produit, de manière à ce que les gens le comprennent, l'achètent et l'apprécient", en faisant référence aux paroles d'April Dunford, leader mondialement reconnue dans le domaine du positionnement. Cela est complémentaire au marketing de performance ou d'acquisition, typiquement du ressort des équipes locales.
Le processus Produit est un marathon où le marketing est présent du premier au dernier kilomètre, de la conception à l'adoption.
Durant la phase de discovery d'un nouveau produit ou d'une nouvelle fonctionnalité, le processus de compréhension des tendances du marché, de l’analyse de la compétition, de la recherche des insights clients et de la création de propositions de valeur constitue un exercice marketing crucial. Cela doit se faire pendant une phase exploratoire et être validé avant que le développement et le delivery puisse commencer. C'est le premier kilomètre.
De la même manière, il faut pouvoir introduire efficacement ce nouveau produit ou cette nouvelle fonctionnalité auprès de ses users afin d’en maximiser l’adoption. Cela peut aussi se traduire par la création de la stratégie marketing liée au go-to-market déployé par les sales en B2B. Écrire un tweet ou un communiqué de presse fictif façon Amazon est un bon exercice initial, mais un véritable travail de marketing est donc indispensable pour conquérir cette ultime étape avant le lancement. C'est le dernier kilomètre.
Pour illustrer cela davantage, imaginez-vous en tant que PM en train de demander à un responsable marketing Produit les questions suivantes : "que dois-je développer ? Pour qui ? Quel est le marché ? Ah, et quelle est la proposition de valeur de mon produit ?". C'est parfaitement inefficace, vous ne trouvez pas ? De ce point de vue, je suis donc parfaitement aligné avec le PDG d'Airbnb, Brian Chesky qui confie : "On ne peut pas développer un produit si on ne sait pas en parler."
C'est pourquoi les fonctions de marketing Produit sont plus efficaces si elles résident au sein même des équipes Produit, et pour être parfaitement franc, c'est aussi la raison pour laquelle les PMs devraient les gérer directement eux-mêmes.
Pour conclure, j’aimerais citer Ayman Jawhar, conférencier en gestion Produit au MBA de l'INSEAD : “les professionnels du Produit contribuent à façonner la culture d'une organisation en définissant sa vision, ses valeurs, ses systèmes, sa langue, ses croyances et ses habitudes.” Comme lui, je pense que l'efficacité d'une organisation ne repose pas sur les processus ou les framework qu'elle emploie, mais sur la culture qu'elle instille au sein de l'entreprise.
C’est donc ce changement culturel que nous devons viser. Et le plus tôt sera le mieux.
Pour aller plus loin : téléchargez notre livre Les organisations orientées Produit