Le Design Thinking ? Détrôné. La discovery ? Repackagée. Et le Design, relégué au second plan par le Product Management. Pourquoi ? Parce que les Designers ont refusé trop longtemps d’évoluer et de parler la langue du business. Pour Antoine Voland-Logerais, Principal Designer chez Thiga, il est temps pour ses pairs de sortir de leur tour d’ivoire et de reconquérir leur rôle stratégique.
“Discovery Discipline de Tristan Charvillat et Rémi Guyot ? C’est du Design Thinking repackagé !” Lors de la soirée de fin d’année du Laptop, le centre de formation aux métiers du Design, sa fondatrice Pauline Thomas m’a demandé ce que je pensais du livre référence en matière de discovery. Autant vous dire que ma réponse a généré un intense débat…
Pour moi, le succès de la méthode est le parfait symbole d’une prise de pouvoir du Product Management associé à la perte de vitesse du Design (ou d’une certaine idée du Design) et de l’incapacité de certains Designers à se réinventer.
Revenons quelques années en arrière. En 2018. Le Design Thinking est à son apogée : tout le monde adhère. Tout le monde veut en faire. À l’école Gobelins, où je forme des entreprises à cette méthode aux côtés de l'experte UX Kristina Gudim, je vois cette tendance exploser avant de vite s'essouffler. Nous formons d’abord des cabinets de conseils - parce que les clients demandent “du Design Thinking et de la facilitation” - puis des grandes entreprises, et enfin l’administration. En parallèle, les volumes de requêtes sur Google Trends sur ce mot-clef explosent.
À partir de 2019, ces évolutions montrent deux choses : la baisse du volume de recherche liée au Design Thinking et l’augmentation des requêtes liées au Product Management et au Product Design à la même période.
Le Product Management a fait mal au Design parce qu’il a repris à son compte la discovery. Parce que c’est stratégique, parce que s’intéresser aux utilisateurs c’est intellectuellement stimulant et surtout plus porteur de sens. Qui ne s’est pas mis à vouloir faire de la discovery ces dernières années ? Pour étayer mon propos, voici ce que me confiait Tristan Charvillat il y a quelques mois : “Quand on a lancé “Discovery Discipline”, je croyais que ça allait être un cheval de Troie pour les Designers, car l’approche associe le positionnement marketing et l’impact business au Design Thinking. Je pensais que tout le monde allait se mettre au Design et que ça allait donner un avantage aux Designers. Mais ce sont surtout les Product Managers qui ont surfé sur la vague. Et encore aujourd’hui, ils sont majoritaires dans nos formations.”
Deux péchés d’orgueils touchent le Design : croire que notre discipline peut changer le monde et se dire que l’argent est quelque chose de sale.
Si on dézoome encore un peu plus, on se rend compte que le Product Management n’est pas le seul fautif. Les méthodes à l’origine du développement du métier d’UX Designer se sont largement répandues à d’autres domaines (marketing, RH…). Dans mes dernières missions chez Printemps et Shiseido, j’ai vu des CRO managers et des Product Owners faire de l’UX Research. Force est de constater que rares sont les Designers à faire le chemin inverse ! Le Designer doit donc se mettre à utiliser Google Analytics, le UX Researcher à faire de l’A/B Test et du CRO, voire du Product Management. CQFD.
Nous, Designers, devons sortir de notre tour d’ivoire
À mon sens, deux péchés d’orgueils touchent le Design : croire que notre discipline peut changer le monde et se dire que l’argent est quelque chose de sale. Résultat : nous avons échoué à nous faire comprendre du business. Et vice-versa.
Dans les organisations peu matures, le (Product) Designer est relégué au poste de “fournisseur de maquettes” et de peintre rigolo. Nous avons tendu le bâton pour nous faire battre. Notre métier est ésotérique (UX Research Repository, Atomic Design, Atomic Research…) et obèse de spécialisations (UX Researcher, Ops Researcher, Design Ops ou encore UX Writting). Bref, là où le Design est censé donner du sens, nous complexifions. Un comble pour notre discipline !
Ma solution ? Parler la même langue et utiliser les mêmes références culturelles que mon auditoire afin de le guider vers une perspective différente. C’est exactement ce que nous devons faire avec le business. Cela implique de se familiariser avec des termes barbares (EBITDA, Opex / Capex, marge brute) et de comprendre les logiques ROistes.
C’est ce que font intuitivement les profils issus de business schools ou des écoles d’ingé’ généralistes, beaucoup plus à l’aise avec ces notions. Pour Louis Robert, Head of Design chez Epsor et ancien Lead Product Manager (PM) :“cette question de crédibilité passe d’abord par notre maîtrise des enjeux et contraintes business. Les Designers doivent mieux les comprendre pour piloter correctement la conception. Chez Epsor, nous parlons de "conception" à la place de “design” car nous voulons rappeler que les Designers doivent devenir responsables ("accountable") de l'ensemble de cette phase. Par exemple, nous encourageons les designers à travailler avec la tech sans l'intermédiation du PM. Il y a ensuite la question clé de la posture des Designers, poursuit-il. Ils doivent être beaucoup plus percutant dans leurs prises de parole. Une situation symptomatique : trop souvent, lorsqu’ils présentent leur travail, ils commencent par présenter la démarche, et seulement à la fin leur préconisation. Chez Epsor, nous poussons à suivre le principe du BLUF ("Bottom Line Up Front") : d’abord la conclusion, ensuite l’approche."
Récemment, j’ai coaché une marque de luxe internationale pour mettre en place une customer journey map afin d’aligner les équipes, trouver des opportunités actionnables et améliorer la CLTV sur des segments RFM. “CLTV” (Customer Lifetime Value) et “segments RFM” (pour récence, fréquence et montant) : est-ce que tous les Designers sont à l’aise avec ces notions ? Une customer journey map, c’est un boulot de Designer, mais le profil initialement recherché était un Product Manager (PM). Le fait que cette entreprise n’ait pas pensé à un Designer pour faire ce travail prouve bien que nous ne sommes pas identifiés comme levier stratégique.
Pourtant, nous avons cette capacité à poser les bonnes questions, à comprendre l’expérience d’ensemble de nos utilisateurs et à créer du sens. Mais cela nécessite un effort collectif pour revaloriser la place du Design au sein des organisations. Le Designer doit (re)devenir un catalyseur de vision et de sens. Cela passe par une posture plus affirmée et la compréhension de la politique interne : s’emparer des conversations stratégiques, s’inviter à la table des grands en passant par la fenêtre. Chez Orange, le Design System a été un sujet présenté au COMEX (amélioration de l’efficience, cohérence et homogénéité de l’expérience de marque), et qui a renforcé la collaboration avec la Brand.
Pour reprendre la conclusion de Louis, lors de nos échanges : “Développer ce rôle "empowered" des designers est entre les mains des Heads of Design. J’y vois un rééquilibrage : nous avons tous à gagner, collectivement, à ce que les PM soient pleinement leads sur les besoins du marché, la stratégie et les scopes des projets tandis que les designers prennent la main sur la conception. Nous devons pousser pour créer cette place, car elle ne se fera pas simplement en demandant.”
Évoluer pour ne pas sombrer
Qu’est-ce que le Product Management nous dit du Design ? Les métiers qui ont su se réinventer sont ceux qui sont allés toquer à d’autres portes et emprunter à leurs voisins. On dit du Design que c’est une discipline pluridisciplinaire (psychologie, sociologie ou encore ergonomie), mais nous avons oublié le marketing, la vente et surtout la politique (interne).
Notre job, c’est la convergence, faire en sorte que les besoins utilisateurs s’alignent avec les objectifs business, et d’autant plus dans les grandes organisations. C’est cette conviction qui transparaît quand on discute avec des Leaders comme Sophie Martins Muto chez Leroy Merlin ou Emilie Sarran chez Schneider Electric. À nous, maintenant, de nous donner les moyens de faire rayonner ces sujets dans la communauté francophone et d’accompagner les Designers dans cette démarche.
Ma prédiction est que le marché va continuer à aller vers des profils toujours plus “all around” (aka T-Shape). D’abord parce que la conjoncture économique de 2025 et des prochaines années = moins de budgets = simplification des organisations pour être plus efficientes (moins de spécialistes) = l’obligation d’être polyvalent. Ensuite, parce que les outils d’IA permettent un gain de temps considérable, augmentant ainsi la productivité. Parions que dans un futur proche les métiers du Produit vont converger. L’IA, toujours, et les agents, permettront à un professionnel du Produit d’avoir plusieurs casquettes. De Product manager à Designer en passant par Développeur, nous allons aller vers le “Product Builder”. C’est aussi l’unique manière de sortir d’une logique mortifère et - sait-on jamais - peut-être qu’un jour les Product Managers diront aussi : “Oui, le Design a fait mal au Product Management.”