Jeune diplômée en école de design, Maëlle Chassard présente le 12 juin 2014 son projet de fin d'études à Futur en Seine, le festival mondiale de l'innovation. Ce jour-là et sans le savoir, elle donne naissance à un produit révolutionnaire et bientôt une startup à succès, Lunii.
Jeudi 12 juin 2014, Paris. C'est le premier jour d'exposition de Futur en Seine, le festival mondial de l'innovation et du design. Cent projets numériques du monde entier sont présentés aux professionnels et au grand public, dont le mien. J’ai 24 ans, je suis jeune Designer et mon projet s’appelle Ma fabrique à Histoires, un conteur d’histoires interactives. La particularité est que cet objet raconte des histoires aux enfants mais c’est l’enfant qui décide ce qu’il va mettre dans son récit. L’autre particularité est que ce projet est celui de mon diplôme à Strate, l’école de design que je viens de terminer après cinq ans d’études. Ce jour-là et pour la première fois, je fais face à mes utilisateurs : des enfants âgés de trois à huit ans. Mon stand se résume à dix prototypes en bois posés sur une table. Je suis à la fois très excitée et anxieuse car je ne sais pas à quoi m'attendre. Un concept peut être apprécié pour sa théorie, mais il ne fonctionne que si l'utilisateur s’en sert sans encombre. Et l'enfant est la cible la plus difficile, car il n'a pas de filtre. Soit il aime, soit il n'aime pas. Le juste milieu, il ne connaît pas ! Toute la journée les enfants s’assoient pour tester le produit qui ressemble à un transistor rétro avec seulement trois boutons. Le premier bouton sert à allumer et régler le volume, le deuxième permet de choisir les ingrédients de son histoire - un héros, un univers, un personnage et un objet - et le troisième permet de valider l'histoire qui sera racontée.
J'ai volontairement voulu un produit simple d'utilisation, qui ne fasse qu'une seule chose mais qui la fasse bien. En somme, un produit aux antipodes des téléphones qui peuvent faire mille choses à la fois. Je me rappelle d'ailleurs qu'il y a plein d'innovations sur écran et pour enfants à ce festival. Nous, on prend le contre-pied de tout ça avec nos prototypes en bois. Et ça marche ! Très vite, je vois cette lumière dans les yeux des enfants qui fabriquent leurs histoires en direct. Il en écoutent deux, trois, puis quatre et bientôt dix d’affilée. Si bien que le stand devient la garderie du festival… À la fin de la journée, je n’ai plus de doutes et je me dis que tous les feux sont au vert. Mon projet de fin d’études va peut-être devenir un produit !
Aussi loin que je me souvienne, l'imaginaire a toujours fait partie de ma vie. En fait, cette Fabrique à Histoires je l’ai créée pour “la petite Maëlle”, introvertie et tout le temps dans la lune. Enfant, ma chambre était mon refuge. J'y écoutais des histoires audio en jouant à des jeux de construction en bois. Cet imaginaire était si présent qu'il m'a valu d'être convoquée dans le bureau de la directrice à l'âge de 5 ans, après avoir dessiné de grandes portes à la craie sur les murs de l'école. Dans ma tête, en franchissant ces portes, j'accédais à des aventures fantastiques avec des quêtes à résoudre, des trésors à trouver ou des gens à sauver. C’est peut-être ce qui m’a amenée à des études en lien avec le dessin, l’art et le design.
J’ai une intuition : mon projet de fin d’études sera l’occasion de travailler sur quelque chose que je développerai plus tard. Je ne me doute pas que ce sera une startup, mais je sais que l’imaginaire sera au centre de ce projet.
La révélation, je l’ai eue en intégrant l’école de design Strate à Paris. C’est peut-être naïf quand j’y repense, mais je découvre alors que le design ce n’est pas que des beaux objets. C'est bien plus que ça… Ce sont des concepts qui améliorent la vie des gens, des solutions à des problèmes existants. Et un homme va cristalliser mon nouvel amour pour cette discipline : Dominique Sciamma. Directeur de la section design interactif à Strate, j’ai le privilège de l’avoir comme professeur. Celui qui deviendra plus tard mon mentor va alors casser mes schémas de pensée pour me permettre de réfléchir plus grand. Si bien que, dès le départ, je refuse d’être une élève moyenne. Je suis là pour me surpasser et surtout en mettre plein la vue à Dominique. Si je ne lui présente pas un projet qui suscite un "wouah" de sa part, je ne suis pas satisfaite. Aussi, j’ai une intuition : mon projet de fin d’études sera l’occasion de travailler sur quelque chose que je développerai plus tard. Je ne me doute pas que ce sera une startup, mais je sais que l’imaginaire sera au centre de ce projet. J’en fais même un combat partant du principe que l'imaginaire est un élément constitutif pour se construire en tant qu'être humain. S’il est éloigné de nos vies, on est moins complet, moins entier. Lors de l’écriture de mon mémoire, je me rends compte que les récits imaginaires sont construits de manière similaire avec un héros qui part de chez lui pour une quête à accomplir et un combat final à mener. Je me dis alors que si l’enfant avait le choix de sélectionner ce qu’il y aura dans son histoire, il·elle sera plus investi·e dans l’écoute.… Mais comment ? J’imagine d’abord des robinets à récits que l’on peut ouvrir ou fermer, puis vient l’idée de “la radio des imaginaires” que je présente à Dominique parmi d’autres concepts. Alors que je tourne les pages de mon carnet pour lui présenter les différents projets, il me demande de revenir en arrière et pointe du doigt le croquis de la radio. “Ça ! Là il y a un truc !” il me dit.
“En tant que designer, puis-je réconcilier l'imaginaire collectif et individuel ?” est la problématique qui découle de mon mémoire que je présente en 2013 et qui reçoit les félicitations du jury. À partir de là, tout s’accélère. Je demande et j’obtiens une subvention de la région Île-de-France pour passer d’une maquette à un prototype fonctionnel. L’enjeu est notamment de concevoir un algorithme permettant la création d’histoires par des auteurs et pour les enfants. Ce sont les prototypes que je présente le 12 juin 2014 au festival Futur en Seine où je reçois le prix du Public. Reste maintenant à passer d'un prototype fonctionnel à un prototype industriel, un "golden prototype" comme on dit dans le jargon. Aussi à démarcher des enseignes comme Nature et Découvertes qui nous rejoint très tôt dans l’aventure. Enfin, à trouver des investisseurs. En 2015 avec mes associés nous lançons une campagne de crowdfunding qui nous permet de lever 42 000 euros pour finaliser le prototype et enregistrer nos premières histoires. Comme un clin d'œil à la “petite Maëlle” toujours dans la lune, j’appelle ma startup Lunii, avec deux i pour symboliser les deux imaginaires : collectifs et individuels.
Aujourd’hui, Lunii est toujours une société engagée qui a pour mission de développer l’imaginaire des enfants. C’est aussi 1,5 millions de fabriques à histoires vendues à travers le monde, une production “made in France” basée à côté de Bayonne, 80 salariés, 90 auteurs et autrices et 26 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2022. L’enseignement principal que je tire de mon histoire est qu’il ne faut pas attendre qu’un produit soit parfait pour se lancer. C’est ça être une entrepreneuse : un peu naïve, très culottée et surtout passionnée…
Propos recueillis par Julien Négui. Crédit photo : Marie Rouge.
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