Content Manager chez PayPal en 2010, Rémi Guyot rêve secrètement de devenir ergonome web et de faire son premier test utilisateur au sein du leader du paiement en ligne. Un tournant dans sa vie professionnelle.
Août 2010, Paris. Nous sommes au cœur de l’été et je termine un projet de six mois : la refonte du “Centre de Sécurité de PayPal.” L’objectif de cette immense foire aux questions est de rassurer l’utilisateur sur les problèmes de sécurité liés au paiement en ligne. Pour résumer, c’est une stratégie de contenu dont la proposition de valeur est : “Payez en toute confiance sur Internet !” Content Manager depuis deux ans, je suis responsable de l’adaptation et de la traduction de ce contenu pour la France. Pour être honnête, ce projet ne me passionne pas plus que ça, mais je vais m’en servir comme tremplin pour faire un pas en avant vers ce que j'ai toujours rêvé d’être : ergonome web.
La claque de ma vie professionnelle, je l’ai prise quelques années auparavant au cours d’une conférence animée par Rémy Rubio, fondateur de l'agence Yuseo spécialisée dans le domaine de l'ergonomie appliquée au web. Pour la première fois, j'entends parler d'une démarche structurée pour aborder les projets de sites web, largement supérieure aux tâtonnements et aux astuces qui font mon quotidien. Et ça me passionne au point de me dire : “Voilà ce que je veux faire dans la vie.” Avant de rejoindre le leader du paiement en ligne, j’avais frappé à toutes les portes des agences d'ergonomie web de Paris. Sans succès. L'absence de diplôme et la présence d'un piercing n'étant visiblement pas compatibles avec un rôle chez elles...
Chez PayPal, pour que mon travail d’adaptation du contenu puisse être le plus efficace possible, j’ai besoin de comprendre comment sont créés les produits. Et où sont-ils créés ? Aux Etat-Unis ! Plusieurs fois par an je pars donc à San José, le QG de PayPal, pour passer un maximum de temps avec les Designers dans leur laboratoire de recherche utilisateur. PayPal est une entreprise suffisamment importante pour se permettre d'avoir des salles d'observation avec des miroirs sans tain par exemple. Sur place, les Designers y font venir des clients ou des prospects et les exposent à des prototypes de fonctionnalités à venir. Vu d'où je viens, ce laboratoire devient “la Mecque du design” à mes yeux. J'y passe tout mon temps dès que je suis de passage aux Etats-Unis. Observer comment les gens se comportent pour alimenter le travail des équipes Produit me fascine.
Secrètement, je rêve aussi de faire mon premier test utilisateur. La différence est que je n'ai ni légitimité, ni temps alloué, ni budget pour le faire. Mais j’ai un prétexte en or avec cette refonte du centre de sécurité et il y a une règle culturelle implicite chez PayPal : “On mesure ta valeur au nombre de personnes qui ont besoin de te dire non pour que tu abandonnes une idée que tu as en tête…” Pour résumer, si vous avez une idée qu’on vous refuse et que vous abandonnez, votre valeur est très basse dans l’organisation. Mais si au bout de de dix “non” vous continuez à pousser votre idée, votre valeur devient extrêmement forte. En France, personne ne m’encourage - à moi de me débrouiller si j’ai envie de faire avec zéro budget - tandis que le responsable de l’équipe américaine de recherche ne voit pas l’intérêt de faire des tests sans moyens alloués par la France. Il est même très inquiet que je fasse n’importe quoi. Alors que je suis à mon bureau en train de ruminer sur cette décision, je lève les yeux et revois cette feuille scotchée au mur et sur laquelle mon manager a écrit : "Don't ask for permission, ask for forgiveness after." Je décide de me lancer. Mon ambition est double : tester cette refonte et continuer de m’alimenter de façon très pratique. Alors je m’appuie sur Rocket Surgery Made Easy de Steve Krug ou comment mener un test d’utilisabilité de A à Z.
Pour la première fois chez PayPal, un test utilisateur va avoir lieu dans les bureaux de Paris et par quelqu’un qui n’en a jamais fait…
L’objectif de ce test utilisateur est le suivant : est-ce que les gens qui viennent sur le centre de sécurité trouvent l'information qu'ils recherchent, c'est-à-dire une réponse satisfaisante à leur question liée au paiement ? J’embarque dans l’aventure deux personnes de chez PayPal pour recruter six profils par téléphone. Le but est de faire venir des clients dans nos bureaux, pendant une heure chacun. En contrepartie, on offre à chacun un bon d’achat de vingt euros. Pour la première fois chez PayPal, un test utilisateur va avoir lieu dans les bureaux de Paris et par quelqu’un qui n’en a jamais fait… Je suis à la fois empli de doutes - mener des entretiens est un art que je ne maîtrise pas - stressé et très excité. Est-ce que mon protocole de test est solide ? Est-ce que je vais savoir écouter les réponses mais aussi les silences ? Est-ce qu'il y a pas quelqu'un qui va arrêter le projet en cours de route ?
Le premier utilisateur commence son test. Je lui donne des tâches à accomplir, comme "Vous avez acheté un objet en ligne, mais vous ne l'avez pas reçu. Vous cherchez à savoir comment PayPal pourrait vous rembourser". Pour trouver la réponse à la première tâche, j’observe qu'il n'a pas le réflexe d’aller sur le site de PayPal mais sur un moteur de recherche… Intérieurement j'ai des sueurs froides, car je découvre que tout le projet repose sur une hypothèse de travail qui est fausse. L’idée selon laquelle notre site est l'endroit de destination est erronée en termes de parcours utilisateur. Il y a ici un raccourci auquel on n’avait jamais réfléchi, ni moi ni les Etats-Unis. Ce n’est que si PayPal apparaît bien placé dans les résultats des moteurs de recherche que l’utilisateur sera redirigé sur notre site. En fait, tout est une histoire de SEO et je me dis “Mais bien évidemment…”
La beauté d'un test d'utilisabilité, c’est sa dimension qualitative : il ne s'agit pas de valider quoique ce soit d'un point de vue quantitatif. Les cinq autres tests auraient pu se conclure autrement (ce qui n’a pas été le cas) que c’était déjà plié dans ma tête. Je venais de voir “la vérité”. Et ça fait six mois que des experts du sujet - dont je fais partie - ont été incapables de voir ces enjeux SEO. Le concepteur que je suis éprouve une honte absolue - “Comment ai-je pu passer à côté de ça ?” - et le UX researcher que je deviens à cet instant-là se dit “Heureusement que je suis passé par là !” Quand je communique ces résultats, les réactions varient énormément. Si le responsable de l’équipe américaine de recherche “pète un câble” en apprenant qu’un employé lambda a pu mener des tests, mon manager, lui, est très satisfait de la valeur que j’apporte grâce à ces tests. Il me remercie même de la prise d’initiative. Pour PayPal France, je deviens le Content Manager passionné par tous ces sujets de recherche.
Quelques mois plus tard, les États-Unis décident d’embaucher un premier designer basé à Paris et qui aura deux managers : un manager fonctionnel basé à San José et un manager local chargé du recrutement. Alors que je n’ai ni le titre ni la légitimité, je suis choisi pour cette mission. La vie fera que j’embaucherai le premier designer de chez PayPal France, qui, grâce à son master en psychologie cognitive et son expérience chez Yuseo, a tout le savoir que je rêve d’apprendre pour faire ce métier. Ce sera Tristan Charvillat, avec qui j’écrirai 12 ans plus tard “Discovery Discipline."
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Propos recueillis par Julien Négui.