Dans cette tribune, Alexandre Irrmann-Tézé, cofondateur et directeur général de Thiga, analyse les tensions persistantes entre Business et Tech, deux univers qui se côtoient mais peinent souvent à se comprendre. Il partage des solutions concrètes pour instaurer une culture Produit solide et favoriser une collaboration efficace, clés de la réussite des entreprises modernes et durables.
Peut-être avez-vous déjà vécu ces réunions interminables où Business et Tech se parlent sans jamais se comprendre ? “La NASA a envoyé des hommes sur la Lune avec un bon cycle en V, pourquoi changer une recette éprouvée ?” m’a-t-on déjà rétorqué côté Business. Côté Produit/Tech, il n’est pas rare d’entendre : “ils ne comprennent pas nos contraintes techniques ni la dette accumulée, souvent conséquence directe de leurs propres décisions.” Tech et Business : un couple qui se parle, mais qui ne s’écoute pas... Bref, ce dialogue de sourds semble ne mener nulle part, avec ce sentiment tenace qu’on tourne en rond. Cette frustration palpable, je la ressens aussi.
Car oui, je suis frustré. Frustré de constater qu’après des années d’efforts pour rapprocher Business et Tech, le fossé reste béant. Frustré de voir des équipes incapables de dépasser des incompréhensions tenaces. Frustré enfin par ce retour insidieux au mode projet, présenté comme une solution pragmatique par des dirigeants désabusés face aux échecs répétés des transformations digitales.
Cette frustration, je veux la transformer en énergie positive pour changer les choses. C’est précisément cette volonté qui nous a animés, Hugo Geissmann et moi, lorsque nous avons fondé Thiga il y a plus de 10 ans : bâtir un pont solide entre le Business et la Tech. Un pont reposant sur un état d’esprit Produit, qui permet aux entreprises de tirer pleinement parti de la technologie pour se différencier et croître durablement. Mais force est de constater que le chemin est encore long.
Thiga ? Une ambition fondée sur des frustrations complémentaires
Lorsque nous avons lancé le cabinet de conseil, nous venions de deux univers très opposés : Hugo, ancien développeur puis dirigeant de studio de produits numériques, avait travaillé au sein d’équipes Tech cantonnées à un rôle d’exécutant sans réelle reconnaissance. De mon côté, avec mon background en stratégie et marketing, je voyais les initiatives Tech échouer, faute d’une connexion forte avec les enjeux clés des entreprises.
Nos prismes étaient opposés, mais une frustration commune nous unissait : l’absence de ROI des initiatives digitales. Tant d’énergie et d’argent dépensés pour si peu de résultats.
Aujourd’hui, après une décennie de missions dans de grands groupes et PME européennes, le constat est sans appel : le Product Management s’est institutionnalisé, mais souvent de manière superficielle, se réduisant à une façade sans réel impact. La défiance croissante entre les équipes Business et Produit/Tech est telle que, dans certaines entreprises, le business se tourne vers le shadow IT par exemple, espérant contourner la complexité de la collaboration pour accélérer le time-to-market.
Certaines frustrations persistent, tandis que de nouvelles, encore plus marquées, sont apparues ces dernières années. Voici un florilège des confidences que j’ai pu entendre ici et là depuis 10 ans :
- Du côté des équipes Business :
“Arrêtez de nous agiter la menace de disruption par les scale-ups. Regardez autour de nous : avec la crise de financement actuelle, la plupart peinent à survivre ou disparaissent tout simplement.”
“Le Produit n’est pas au cœur de la création de valeur dans l’entreprise. Nous étions rentables bien avant que le Product Management ne soit à la mode. Ce n’est pas le produit digital qui fait tourner la boîte.”
“L'IT a déployé ses transformations agiles, SAFe…, mais concrètement, ça n’a rien changé pour nous. On continue à subir des retards.”
- Du côté des équipes Produit/Tech :
“Le Business nous voit comme de simples prestataires, arrivant avec des listes de fonctionnalités à développer sans priorisations et justifications claires. Ils refusent de nous accorder davantage d’autonomie pour concevoir des solutions adressant leurs opportunités.”
“Ils ne sont pas dans un mode itératif. Pour eux, une initiative est terminée une fois lancée, sans amélioration continue.”
“En cas d’échec, c’est toujours notre faute. Le Business ne rend jamais de comptes sur ses propres erreurs ou ses hypothèses erronées.”
Les causes profondes du mal
Je ne cherche à blâmer aucun des deux camps en particulier : il est évident que les torts sont partagés et les causes racines multiples. En voici quelques-unes.
- Des transformations superficielles
Trop souvent, les transformations Produit ou agiles se limitent à des formations Scrum, au déploiement de frameworks en mode rouleau compresseur comme SAFe, ou à la création brutale de nouvelles fiches de poste (Product Owner...). Le souci est que les entreprises traitent ces transformations comme une checklist à remplir, sans s’attaquer à ce qui compte vraiment : le sens et les comportements. Résultat : plus de bureaucratie, mais pas de performance accrue.
Combien de fois ai-je entendu le soi-disant argument-massue : “On n’est pas Google”, utilisé comme une fin de non-recevoir…
- Une incompréhension du rôle stratégique de la Tech
Le leadership et les équipes Business peinent à comprendre l’intérêt stratégique de se différencier par la technologie. Combien de fois ai-je entendu le soi-disant argument-massue : “On n’est pas Google”, utilisé comme une fin de non-recevoir à des discussions poussées sur le sujet... C’est pour moi un exemple parfait de cette incompréhension. Rares sont ceux, au sein des équipes Business, à avoir une expérience concrète dans le domaine. Dans le meilleur des cas, certains ont participé à des learning expeditions dans la Silicon Valley, mais ces initiatives n’ont généralement eu aucun impact tangible.
- Une transformation menée en vase clos
Les transformations sont souvent pilotées par les équipes Produit/Tech sans embarquer réellement le top leadership et les équipes Business. Ce qui devrait être un effort collectif est perçu alors comme une initiative isolée, où le message est souvent “Transformez-vous" plutôt que "Transformons-nous ensemble". Les équipes Business se sentent extérieures au changement, ce qui limite l’impact sur la performance globale et renforce la défiance mutuelle en cas d’échec.
- Des équipes Produit parfois peu crédibles sur les aspects business
Les Product Managers français, souvent orientés vers ce métier dès la sortie de leurs études ou issus de parcours de chefferie de projet, manquent d’expériences variées et de solides bases sur les sujets business et finance. Cette lacune les empêche fréquemment de justifier clairement le ROI de leurs actions, ce qui limite leur crédibilité auprès du leadership. Ce déficit, amplifié par un syndrome de l’imposteur, les rend peu confrontants et pousse de plus en plus d’entreprises à privilégier des CPO issus de cabinets de conseil en stratégie, jugés plus solides sur ces enjeux, au détriment des talents de l’écosystème produit.
- Une vision naïve et inadaptée du mode Produit
Biberonnées par les ouvrages de Marty Cagan, les équipes Produit ont parfois voulu imposer une vision idéalisée du mode Produit à tous les domaines de l’entreprise. Pourtant, ce modèle, coûteux (Une squad pouvant représenter jusqu'à 1 million d'euros par an), n’est réellement pertinent que pour les domaines différenciants et complexes.
Certaines entreprises se démarquent plus efficacement en misant sur d’autres leviers stratégiques que la Tech, comme la distribution ou le pricing. Cette approche, selon moi très naïve, n’a fait qu’éroder la crédibilité des profils Produit au sein de l’organisation, renforçant l’idée qu’ils ne comprennent pas toujours les priorités stratégiques de l’entreprise.
- Une stratégie mal explicitée et mal alignée
La cascade entre la vision stratégique de l’entreprise - “Qui voulons-nous être dans 5 ans ?” - les intentions stratégiques - “Quels défis business se dressent sur notre chemin pour atteindre cette vision ?” - et les priorités opérationnelles n’est pas toujours claire. Le manque de cohérence entre les membres du comité de direction, souvent motivés par des incitations différentes, aggrave également la situation. Faute de stratégie explicite, les équipes Produit/Tech improvisent, priorisant des initiatives parfois déconnectées des objectifs réels. Cela mène à un gaspillage d’efforts et de ressources, comme je l’ai constaté dans de nombreuses missions Thiga visant à implémenter des OKR.
- Des visions incompatibles entre Business et Tech
Un obstacle majeur à la collaboration entre Business et Tech réside dans leurs visions souvent incompatibles. Le Business raisonne en termes de création de valeur : toujours plus, toujours plus vite, tandis que la Tech adopte une approche plus pragmatique, centrée sur les contraintes comme le legacy IT, les budgets, et la capacité des équipes.
Si le Business pousse pour ajouter des fonctionnalités il le fait souvent sans mesurer l’impact sur la dette technique. De son côté, confrontée à ces limitations, la Tech doit parfois dire non et cela peut être perçu comme un frein. Cette incompréhension alimente un fossé culturel, malgré des intentions communes. Trouver un terrain d’entente nécessite d’intégrer les contraintes techniques dans les décisions stratégiques et de sensibiliser le Business aux impacts à long terme de ses envies.
- Des logiques d’investissement mal alignées
Le modèle capacitaire proposé par les équipes Produit est souvent rejeté par les équipes Business, qui souhaitent financer uniquement les projets ayant la plus grande valeur apparente. Cette tension engendre des frictions, malgré l’échec visible des modèles traditionnels, sans parler de la rigidité des budgets annuels, avec des plans à 3 ans dans les grandes entreprises qui laissent peu de place à l'innovation et limite l’adaptabilité. Cette approche budgétaire rigide freine l’agilité nécessaire pour répondre efficacement aux évolutions du marché et aux besoins émergents.
Une maison commune pour construire une collaboration durable
Pour sortir de cette impasse, je propose de bâtir une "maison commune" où Business et Produit/Tech travaillent main dans la main. Cette maison repose sur trois piliers essentiels, chacun contribuant à créer un environnement de collaboration harmonieux et efficace.
1. Les fondations : une culture partagée
Pour bâtir une culture Produit solide et durable, il est essentiel de commencer par expliciter et valoriser les comportements alignés avec cette culture dans tous les processus organisationnels, en particulier dans le recrutement et l’évaluation de la performance individuelle. Ce travail, qui doit cibler prioritairement le leadership et les équipes Business, est selon moi le levier le plus efficace pour transformer une organisation, mais aussi le plus difficile à mettre en place.
Ce sont les comportements qui incarnent et diffusent réellement la culture Produit, pas les outils ou les processus.
En effet, il ne s’agit pas d’une simple checklist à suivre, mais d’un véritable changement de posture et de mentalité. Ce sont les comportements qui incarnent et diffusent réellement la culture Produit, pas les outils ou les processus. L’implication et l’exemplarité du leadership sont donc clés pour impulser et ancrer durablement ce changement.
Dans cette démarche, il est indispensable d’établir un vocabulaire commun autour des concepts fondamentaux tels que les solutions, les produits et les capabilities. Ce vocabulaire doit s’appuyer sur la big picture de l’entreprise, en prenant comme point de départ ses chaînes de valeur. Aujourd’hui, dans bien des organisations, Business et Produit/Tech parlent des mêmes sujets mais dans des langues différentes, créant une véritable "tour de Babel" où chacun interprète les mots à sa manière. Cette confusion génère incompréhension et inefficacité, freinant la collaboration et la prise de décision. En rendant ces notions accessibles et partagées par tous, on construit les bases d’une compréhension mutuelle, permettant d’élever les échanges à un niveau stratégique et de poser les fondations d’une véritable symbiose.
Enfin, les équipes Produit doivent être accompagnées dans une montée en compétences business pour adopter une posture d’investisseur. En identifiant et en misant sur les solutions les plus prometteuses pour adresser les opportunités business, elles pourront s’affranchir durablement de la perception de feature factory et se repositionner comme un véritable centre de profits au cœur de l’entreprise.
2. Les murs : une organisation adaptée
Pour transformer durablement une organisation, il est essentiel de concevoir l’ensemble Business, Produit et Tech comme un système global et cohérent. Trop souvent, je constate des organisations pensées en silos, où chaque entité fonctionne de manière isolée avec ses propres priorités. Cette fragmentation freine l’efficacité collective et limite l’impact sur les objectifs stratégiques. Pour dépasser ces limites, il est crucial de structurer l’organisation de manière à soutenir efficacement les domaines qui apportent le plus de valeur à l’entreprise.
Cette structuration doit s’adapter à la complexité et au caractère stratégique de chaque domaine. Pour les activités non cœur de métier et peu différenciantes, l'entreprise peut envisager des solutions telles que l'utilisation de logiciels prêts à l'emploi, un recours massif à la prestation externe, pouvant aller jusqu'à l'outsourcing complet de certains domaines. Ces approches permettent d’optimiser les ressources et de concentrer les efforts sur les activités à forte valeur ajoutée.
En revanche, pour les domaines stratégiques et fortement différenciants, il est indispensable d’adopter une approche inspirée des principes de Marty Cagan. Certes, le “Marty bashing” est à la mode, mais il serait dommage de jeter le bébé avec l’eau du bain : ses fondamentaux restent extrêmement pertinents. Je suis convaincu que le meilleur set-up pour ces domaines repose sur des équipes responsabilisées sur l’atteinte de résultats concrets. L’approche projet, quant à elle, est vouée à l’échec ici ! L’organisation Produit sur ces domaines doit également rester frugale. “Less is more”, comme dit l’adage. Un taux élevé de prestataires externes y serait contre-productif, car l’entreprise doit conserver un contrôle direct sur ce qui constitue le cœur de son réacteur.
Enfin, pour fluidifier les interactions et renforcer l’efficacité globale, l’introduction de fonctions comme le Product Marketing et le Product Ops peut jouer un rôle clé. Ces rôles facilitent la coordination entre les équipes et permettent de mieux relier les initiatives "Produit" à la création de valeur pour l’entreprise.
3. Le toit : une vision et une stratégie alignées
Pour bâtir une organisation performante et alignée, il est crucial de définir une vision commune où la Tech est reconnue non pas comme un simple support opérationnel, mais comme un véritable levier de différenciation stratégique. Cette vision doit impérativement être validée par les dirigeants et, par extension, par les actionnaires. Sans cet alignement au sommet, toute tentative de transformation est vouée à l’échec. Sans toit solide, la maison prend l’eau.
Une fois cette vision clairement définie, la stratégie doit être co-construite pour répondre aux besoins spécifiques de l’entreprise tout en alignant les priorités des différentes parties prenantes. Fixer des objectifs mesurables et établir ensemble des priorités permet de garantir un engagement collectif et de donner une direction claire à toutes les équipes. Cela peut paraître du bon sens, presque évident, et pourtant, je l’ai trop rarement observé en pratique.
Pour ancrer cette dynamique, il est indispensable de mettre en place une instance de gouvernance “portfolio” conjointe. J’ai vu ce type d’instance fonctionner avec succès, et son efficacité est assez incroyable. Elle permet de prioriser les initiatives stratégiques, de rationaliser les investissements et de maximiser leur ROI. Une fois en place, on se demande même comment on pouvait fonctionner sans elle. En rassemblant leadership, Business et Tech autour de cette gouvernance, on assure une meilleure allocation des ressources, un suivi rigoureux des résultats, et une collaboration renforcée grâce à une transparence accrue dans les prises de décision.
Chez Thiga, nous sommes convaincus qu’une collaboration fluide entre Business et Tech n’est pas seulement possible, elle est indispensable. C’est la clé pour libérer tout le potentiel de la Tech et permettre aux entreprises de se différencier en garantissant une croissance durable.