Pour Virginie Coux, Product Designer depuis dix ans, tous·tes les Designers ne veulent pas ou ne doivent pas devenir managers. Alors quel parcours de carrière pour permettre à chacun de grandir selon ses envies, ses qualités et ses capacités ?
🙂 Par “Designer” j’entends : Product Designer, Researcher, Writer ou toute autre spécialité qu’un Designer peut avoir.
Au début de ma carrière, je ne me suis jamais posée la question de mon évolution professionnelle. Mon obsession était alors d’évangéliser sur mon métier et sur la valeur que peut apporter le Design. Mais avec le temps et l’expérience, j’ai commencé à me dire : “est-ce qu’un jour moi aussi je serai manager ?” Comme si une pression invisible m’intimait l’ordre de le devenir…
Soyons honnête, le modèle de carrière en entreprise est axé sur le “people management”. Cela relève d’un fait à la fois historique et culturel : si l’on souhaite évoluer - que ce soit en termes de responsabilité, d’influence, de salaire ou de prestige - le management est quasi obligatoire et même si c’est un autre métier que celui de Designer… Un biais courant (et entretenu) consiste à penser que les people managers ont davantage d'influence et d'impact sur le monde que les autres, en partie parce que leurs décisions ont une incidence directe sur la carrière d'autres personnes.
Pour les Designers qui ont un talent naturel pour faire avancer les choses au sein d'une équipe et qui s'épanouissent dans les réussites des autres, c'est une progression logique. Mais ce chemin de carrière unique n’est pas sans soulever parfois quelques problèmes :
- Les Designers n’ont pas toujours conscience du rôle de manager.
J’en ai vu certains, excellents dans leur domaine, se perdre dans des responsabilités qui n’ont rien à avoir avec leur métier de base. - Ils sont rarement accompagnés et formés à devenir manager.
Résultat, un très bon Designer ne devient pas forcément un très bon manager ! - Certains d’entre eux sont avant tout des faiseurs passionnés par ce qu’ils font, C’est même la raison pour laquelle ils ont choisi leur métier.
Parfois, ces Designers ne mesurent pas ce qu’ils doivent abandonner en devenant managers. - Dans certaines entreprises les perspectives d’évolution (expertise/salaire) se limitent au management.
Ils n’ont pas d’autre choix que de postuler ailleurs, souvent à contrecœur…
Abderrahmane Abdallahoum , Design Director chez Le BonCoin, témoigne : “nous avons des Designers aux profils généralistes et nous avons dû faire face à un problème : le cumul des casquettes ! Car en plus de leurs expertises, on leur demandait d’aussi faire du management.. C'était très énergivore de maintenir un haut niveau de qualité sur le management et sur l’expertise en même temps. L’idée est donc venue de séparer les deux.”
Sur le modèle du Bon Coin et depuis quelques années, d’autres chemins de carrières émergent, plus proches de ce qui existe déjà par ailleurs dans le monde du développement.
👶 Une base commune au départ
A l’instar d’Alma ou de Decathlon, je remarque que de plus en plus d’entreprises françaises veulent démontrer que la progression de carrière ne passe pas forcément par le management. Car - Dieu merci ! - l'expertise a encore son mot à dire…
Si cette approche encourage les contributeurs individuels - n’oublions jamais que nous sommes tous des IC ou “Individual Contributor” au départ - à progresser dans leur carrière sans obligatoirement devenir des managers, elle donne aussi des possibilités d'évolution de carrière équivalentes, à travers des titres et des niveaux similaires.
Le chemin de carrière se présente comme une série de niveaux par lesquels tout Designer doit passer pour évoluer au sein de l’organisation. Le nombre de niveaux est propre à chaque organisation (en général, de 3 à 6) et tout changement implique une évolution des hard et soft skills propres au chemin choisi.
Ainsi, en début de carrière, le Designer suit un chemin unique pour gagner en séniorité et passer de junior à senior. Une fois le niveau de Senior Designer passé, il a le choix entre deux chemins de carrière possibles : soit il reste contributeur individuel en s’engageant sur le chemin de l’expertise pour toujours progresser. Soit il devient people manager pour encadrer une ou plusieurs équipe(s), via le chemin du management.
“Chez Alma, il y a certaines compétences dans chaque niveau : Product & Stratégie, Design thinking, UX/UI & Design Skills, Communication & collaboration. S’il existe un chemin obligatoire pour évoluer, le Designer peut ensuite choisir deux catégories optionnelles. Plus il avance dans son chemin de carrière, plus il a de catégories optionnelles et moins de catégories obligatoires,” confie Lorraine Michot, ex Head of Design & Strategy chez Alma.
🕵️ Le choix de l’expertise
Le contributeur individuel peut être caractérisé comme un Designer qui maîtrise un ensemble de compétences spécifiques liées à son métier (UI, Research, Content, etc.) et/ou domaine sur lequel il travaille. Ce dernier peut s'attaquer à des projets à grande échelle extrêmement complexes et travailler de façon cross-disciplinaire (stratégie, business etc.) avec un haut niveau de précision et d'expertise.
“Trop souvent, il a été uniquement proposé aux Designers de devenir manager, me confie Thomas Vidal, ex-VP Design chez Decathlon. À l'heure où de nombreuses équipes scalent, il est fondamental d'avoir des garants de la culture design pour mieux collaborer et proposer des expériences de haut niveau. Chez Decathlon, nous sommes passés de 20 à 120 designers en 9 mois,, il nous a donc fallu des experts en Design Ops, Research Ops, et Content Ops… Le but était de continuer à développer l'équipe design system pour assurer une homogénéité et une qualité globale forte. Ces profils sont essentiels car ils me permettent de faire monter le Design au cœur de la stratégie Produit afin de proposer des expériences toujours plus poussées en lien avec la stratégie d'entreprise.”
🧑🍳 Le choix du management
De son côté, le people manager doit permettre aux membres de son équipe d’avancer ensemble et de grandir individuellement. Son rôle est clé afin de développer une culture d’équipe favorisant le lien entre les Designers qui la composent et l’excellence opérationnelle. Stratège, il est à l’aise dans des contextes changeants, il donne le cap et sait prendre des décisions avisées aussi bien pour le business que pour son équipe.
Abderrahmane Abdallahoum, Design Director chez Leboncoin, explique : “un manager doit être passionné par les êtres humains. Il doit donc avoir cette fibre ou pouvoir la développer. En tant que manager, on se positionne aussi en tant que mentor, mais il s’agit aussi de savoir anticiper les problématiques, structurer l’équipe, donner du sens et faire grandir les talents. Être en maîtrise d’un sujet c’est une chose, pouvoir le communiquer dans un cadre managérial c’en est une autre…”
Maintenant que l’on s’est dit tout ça, est-ce que vous vous posez la même question que moi, à savoir : est-ce que ces chemins sont vraiment égaux ? En théorie oui, car un “IC” et un people manager de même niveau doivent être rémunérés dans la même fourchette et être considérés de la même façon. Ainsi un “Principal” peut être la personne la mieux payée de l'équipe, gagnant plus que le manager dont il relève.
Il y a toutefois une fonction pour laquelle j’observe que la voie du people management s’étend plus loin : celle du VP Design. Au final, quelqu'un doit diriger et représenter les intérêts de toutes les personnes de l'organisation design. Outre le fait que la personne qui occupe ce rôle doit avoir acquis les compétences relationnelles et business essentielles, c'est elle qui porte également la responsabilité des échecs de l'équipe. C’est encore cette même personne qui prend et communique les décisions difficiles… Et il va de soi que ces responsabilités reviennent à quelqu'un qui a eu l'occasion de développer ces compétences au fil du temps.
🧭 Le choix du changement
Et si le chemin choisi n’était pas le bon ? Et si le besoin d'explorer le champ des possibles se faisait un jour sentir ? Car la structure proposée doit prendre en compte ces éventualités, le but étant de permettre aux Designers de s'épanouir quelle que soit la direction.
“Chez Alma en tant que contributeur individuel, vous pouvez à tout moment tester des briques de management. Pareil dans l’autre sens. C’était le cas de l’un de nos Designers qui a testé le management et préféré en rester là.” affirme Lorraine Michot, ex Head of Design & Strategy chez Alma.
Pour Thomas Vidal, ex-VP Design chez Decathlon: “il n'y a pas de sens unique dans la vie, il y a des parcours de vie... cela doit être exactement la même chose dans notre proposition de carrière ! Nous avons de plus en plus d'exemples de Designers qui avant de devenir manager veulent s'accomplir dans leur expertise pour ensuite être un meilleur manager... Et vice-versa !”
Plus de dix ans après mon début de carrière, j’imagine plus facilement quelles possibilités s’offrent à moi aujourd'hui. Même si ce modèle a ses limites, la volonté d’établir un design leadership, à la fois pour les people managers et les contributeurs individuels, est prometteuse : cela laisse entrevoir un début d’évolution des organisations où chacun peut apporter sa pierre à l’édifice sans renier ni ses aspirations personnelles, ni son évolution salariale. Je ne vous l’apprendrai pas, chaque contexte est unique et créer un parcours de carrière efficace et cohérent demande de faire le pont entre les aspirations propres aux métiers du Design et les parcours professionnels propres à l’entreprise.
Pour conclure, je vous partage quelques bons conseils agrégés ça et là, au gré de discussions et d’expériences :
- Commencer par définir des niveaux simples, clairs et flexibles pour s'adapter à la croissance potentielle de l’organisation.
- Rester pragmatique : ne pas créer de niveau purement théorique où il n’y a personne à placer (sauf si c’est en vue d’un recrutement).
- Ajuster le chemin de carrière à son équipe suivant sa taille, son niveau et son contexte, tout en restant assez générique pour durer dans le temps.
- Disposer d’un pendant “appliqué” au chemin de carrière permettant de poser individuellement des objectifs et des KPIs. Les Designers peuvent ainsi s’évaluer et se projeter.
- Aligner le chemin de carrière design avec celui de l’entreprise et des autres équipes pour être compréhensible et cohérent avec le Produit et le Développement.
🙏 Merci à Lorraine, Abderrahmane et Thomas pour avoir partagé leurs expertises. Merci à Julien et Mathias pour leurs regards.
Pour en savoir plus sur le Product Design : télécharger notre livre Le Product Design dans une organisation Produit