Melissa Perri, coach américaine de renom et autrice du best-seller Escaping the Build Trap, vient de participer à sa première conférence en France. Nous avons recueilli en exclusivité ses conseils et mises en garde face aux besoins utilisateurs. Elle nous confie aussi pourquoi elle encourage les entreprises à devenir Product-led.
Quelles sont vos premières impressions juste après votre talk à La Product Conf 2023 ?
C’est un vrai plaisir de rencontrer des gens du Produit en France ! J’ai échangé avec des consultants de chez Thiga qui ont mis en œuvre de très bonnes pratiques en termes de Product Management par exemple. Ils m’ont aussi demandé si la France était vraiment loin derrière les États-Unis. Je les ai rassurés : ce qui se passe dans la Silicon Valley n’est pas à l’image de toutes les entreprises américaines !
Vous avez écrit Escaping the Build Trap, un des livres de référence sur le Product Management. Pour celles et ceux qui ne l’ont pas encore lu, à quoi correspond cette notion de “Build Trap” ?
Le “Build Trap”, c’est le piège dans lequel tombent beaucoup d’organisations quand elles évaluent leur succès au nombre de fonctionnalités sorties plutôt qu’à la valeur apportée aux utilisateurs. C’est le fameux débat entre la mesure des outputs (les fonctionnalités produites) et celle des outcomes (leur impact sur le comportement des utilisateurs).
Est-ce que ça vaut aussi pour les startups ?
La différence avec les startups est que si elles ne regardent pas le besoin de leur clients et comment développer leur business rapidement, elles meurent. Voilà pourquoi elles ne tombent pas généralement dans ce piège. Le problème se pose plus tard, quand des tonnes d’idées de fonctionnalités à faire s'accumulent. On peut alors vite se retrouver dans un mode “’usine à fonctionnalités”, sans relever la tête ni se demander : “mais, au fond, pourquoi on construit tout ça ? Qu’est-ce que ça apporte à nos utilisateurs et à notre business ?”
Pourquoi des entreprises préfèrent-elles se concentrer sur le volume de fonctionnalités plutôt que sur leur valeur ?
Parce qu’il est plus facile de mesurer si une fonctionnalité a bien été livrée que de prendre du recul pour évaluer son outcome ! Autrement dit, on préfère se concentrer sur ce qui est facile à mesurer plutôt que sur ce qui est pertinent. Un niveau de rétention ou un revenu mensuel récurrent par exemple, cela prend en effet du temps à suivre…
Dans votre livre, vous évoquez de manière holistique comment sortir de ce “Build Trap” (organisation, stratégie produit, culture etc.). Quels conseils donneriez-vous aux Product Managers ? Que peuvent-ils faire concrètement à leur échelle ?
Je leur dirais d’abord de changer la manière dont ils s’adressent au reste de l’organisation. Beaucoup de Products Managers se plaignent de leurs parties prenantes ou de leurs leaders au prétexte qu’ils ne sont pas agiles ou qu’ils doivent adopter la culture Produit. Au lieu d’essayer de les changer, commencez par changer vous-même ! À votre niveau, concentrez-vous sur le fait de bien faire et faites la démonstration des bénéfices que cela peut engendrer, sans attendre la permission. Une culture est la somme des pratiques et des comportements de chacun. Ainsi, l’idée est moins de vendre la culture Produit à tout le monde que d’introduire progressivement des pratiques au sein de l’entreprise. Les équipes que j’ai vu réussir dans cette transformation n’ont pas essayé de tout résoudre d’un seul coup mais ont changé les comportements petit à petit par leurs actions.
Et si le leadership ne veut absolument pas bâtir de stratégie Produit ?
Il faut être réaliste : si vous vous retrouvez face à un mur, mieux vaut changer d’environnement de travail. Il existe beaucoup d’entreprises qui sont orientées Produit ou qui ont envie d’apprendre à le devenir.
Et pour les leaders, quels sont les leviers les plus efficaces à activer ?
La chose la plus importante est d’être aligné en tant qu’organisation car chacun a sa stratégie : le marketing, les ventes, le Produit… Il faut casser ces silos et apprendre à gagner ensemble, en équipe, en se donnant des objectifs communs. C'est ce que j’appelle avoir une "intention stratégique". Ce qui nécessite évidemment un gros travail d’empathie réciproque. Vous n’allez pas au restaurant juste pour manger un plat mais bien pour vivre une expérience globale. C’est pareil pour un produit.
Certaines entreprises traditionnelles comme Walmart ont des Chief Product Officers. Elles ont compris que l’innovation passait par le numérique.
Quid des entreprises dont le produit ne représente pas le cœur du business et qui ont malgré tout de bons résultats, même si elles sont dans ce “Build Trap” ?
J’encourage vraiment les entreprises à devenir Product-led. Ce qui veut dire que leur développement passe par le produit plutôt que par les services ou les opérations. Ces derniers peuvent exister en parallèle évidemment… Mais l’idée est de se demander comment les “productiser”, les automatiser par le Produit afin de passer à l’échelle et ainsi avoir de meilleures marges. C’est une façon d'accroître naturellement sa valeur business.
Vous avez un exemple précis en tête ?
On voit de plus en plus d’entreprises traditionnelles s’orienter dans cette voie. Je pense à des banques ou à la grande distribution comme Walmart, avec qui je travaille, qui ont des CPOs. Elles ont compris que l’innovation passait par le numérique. Même si votre produit final n’est pas un software, la façon dont vous le vendez passe bien souvent aujourd’hui par un produit numérique.
Un mot sur l’Agilité, une notion controversée ces derniers temps… Est-ce une aide pour le product management ou, au contraire, est-ce que cela mène à tomber dans un "Build Trap" ?
Cela dépend de la façon dont c’est adopté. L’agilité avec un petit “a” se résume à réagir rapidement face à un changement. Dit autrement, à ne pas passer des années à documenter chaque action et à faire un plan à 5 ans sur les actions à mener. L’Agilité, c’est comprendre ses utilisateurs et faire constamment de petites itérations afin d’obtenir du feedback en continu et ainsi savoir rapidement si on conçoit les bonnes choses. En un sens, c’est un peu la définition de bien faire du Produit. Le piège du "Build Trap" c'est lorsque des personnes suivent aveuglément certains processus Agiles, la plupart du temps Scrum, sans se demander pourquoi elles itèrent. Elles se concentrent davantage sur la mécanique de Scrum que sur la finalité de l'Agilité.
En France, on parle de plus en plus de discovery ou d’outcomes. Est-ce une bonne nouvelle ou faut-il se méfier de ces concepts ?
Se concentrer sur les outcomes est une bonne chose. Néanmoins, vous avez raison : cela peut devenir dangereux si on oublie que la notion d’outputs reste importante quand même. Ne plus en parler est une erreur et le balancier ne doit pas passer d’un extrême à l’autre. Il faut quand même mettre en production des choses à un moment donné, non ?
Un peu comme pour la discovery…
Exactement ! Je vois très souvent des leaders se plaindre de leurs équipes qui font tellement de discovery qu’elles en oublient le delivery. Il ne faut pas se tromper d’objectif : le but du métier de Product Manager est de livrer un produit qui génère des outcomes pour les consommateurs !
Pour finir, quelles évolutions voyez-vous dans le product management dans les années à venir ?
Le rôle de Product Manager n’a jamais été aussi important qu’aujourd’hui et il va devenir de plus en plus business. Les Product Managers, même à des postes de leadership, vont donc devoir progresser dans l’analyse des indicateurs business et sur la façon dont fonctionne le modèle d’affaires d’une entreprise. Sans la maîtrise de ce langage business, il deviendra très difficile de convaincre des C-level ou de s’adresser à un board. Plus vous ferez le lien entre les données de l’usage de votre produit et les indicateurs business de l’entreprise, plus vous aurez l’adhésion et
l’écoute des leaders à l’avenir.
Propos recueillis par Kévin Deniau. Crédit photo : Gaël Kazaz.
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