Conversation avec un fondateur engagé, Jean Moreau, CEO de Phenix

  • mise à jour : 23 février 2021
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Je ne sais pas pour vous, mais peu d’entreprises m’ont autant impressionné dernièrement que Phenix. Dans un monde de l’ESS qui est parfois très associatif et, parfois, “anti profits”, Phenix se distingue par un modèle qui est intrinsèquement rentable.

Suite à une histoire totalement improbable autour d’une saucisse de Morteau - histoire que je ne raconterai sur demande qu’aux gens inscrits à la newsletter - j’ai eu la chance de rencontrer Jean Moreau dans les locaux parisiens de l’entreprise.

Je ne sais pas s’il est tombé dedans quand il était petit, mais Jean est un “engagé par nature”. En plus de la création de Phenix, il est aussi Partner dans le fonds d’impact investment 50 Partners, ou encore co-président de Tech for Good France et du Mouvement Impact France, et il aime le cassoulet. Enfin, je crois.

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Salut, Jean ! Être une entreprise avec une mission positive, ça change quoi à la façon dont on fait le produit ?

Eh bien au départ, on a conçu le produit comme une commodité : une plateforme web B2B (magasin <-> assos) et B2C (app mobile), pour racheter les paniers invendus. Nous sommes sur le même marché que des acteurs nordiques comme TooGoodToGo (Danemark) ou Karma (Suède), par exemple. Pour nous, une app transactionnelle, c’était une app transactionnelle, rien de plus. On ne pensait pas vraiment que le produit pouvait constituer un élément différenciant, la distinction se faisant plutôt par l’offre.

Mais finalement, on s’est rendu compte qu’on pouvait se différencier.  Par ex, on utilise PayGreen comme prestataire de paiement alternatif, et on est passé d’une grande banque traditionnelle au Crédit Coopératif, pour plus d’engagement...  On récompense aussi les utilisateurs en fonction de leur impact et du nombre de paniers sauvés du gaspillage, afin d’encourager le réflexe “antigaspi” via un programme de fidélité innovant.

Une autre particularité est que côté priorisation, on intègre l’impact social dans la mesure de l’impact potentiel des fonctionnalités.

Selon toi, si Phenix avait un clone purement capitaliste, le fonctionnement du produit serait-il fondamentalement différent ?

Oui, au moins sur quatre points. D’abord, sur l’appli B2C. On est dans l’anti-gaspillage. Les magasins publient les invendus donc pour eux, moins il y en a, mieux c’est. Si on était purement capitalistes, on pousserait les gens à avoir des invendus. On a des concurrents qui dé-référencent des magasins qui n’ont pas assez de récurrence ou de publications automatisées, par exemple.

Ensuite, le produit insiste sur notre vision d’une lutte antigaspi au service de la solidarité.. J’entends par là que les commerçants solidaires engagés dans le don des invendus aux assos, en complément de la revente aux consos via notre app, sont mis en avant dans le parcours utilisateur, 

Chaque consommateur a par ailleurs la possibilité de faire des dons à l’occasion de son achat de panier : soit en direct, soit grâce à un système d’arrondi solidaire. Si on était purement capitalistes, on ne l’aurait probablement pas fait, car ça rajoute de la confusion et complexifie le parcours et le produit, sans que la boîte y trouve un intérêt direct..

Enfin, nous mettons à disposition gratuitement notre plateforme web de gestion des dons aux associations. Au démarrage, nous nous sommes posés la question de facturer aux acteurs de l’aide alimentaire une licence SaaS ou une commission pour avoir un accès à des volumes de produits sourcés et qualifiés, et de les considérer comme des clients à part entière. Mais dès l’année 1, le débat a été tranché en interne et nous avons opté pour la gratuité. Un clone capitaliste aurait probablement choisi une autre option.

Venons maintenant au petit exercice rituel de ces interviews. Je te propose de faire une sorte de “Portrait chinois” de ton produit, en imaginant qu’il est une personne physique.

Dirais-tu qu'il est toujours honnête avec l'utilisateur : il ne trompe pas l'utilisateur, ne cache rien et ne fait pas de promesse qu'il ne puisse tenir à 100 % 

Oui : nous affichons clairement ce que nous faisons. Malheureusement, il arrive que certaines personnes soient déçues du contenu des paniers “surprises” parce qu’elles attendaient autre chose ou trouvent que les produits sont trop abîmés, mais c’est précisément le principe ! Et c’est aussi ce qui amuse aussi beaucoup d’utilisateurs, ça leur rappelle probablement les pochettes surprises de leur tendre enfance, avec leur lot de bonnes pioches et de déceptions parfois ;)

Il arrive par ailleurs que des associations nous demandent des palettes de produits spécifiques : les bénévoles veulent par exemple du beurre  bio pour telle ou telle raison, ou un certain type de légumes pour organiser une soupe populaire. Mais nous ne sommes pas en mesure de les leur fournir à la demande : le gaspillage ne se commande pas. Nous opérons notre activité sous contrainte, puisque nous dépendons de fait des invendus, et que le principe est de faire avec ce qui tombe le jour J pour en éviter la destruction.

Je dirais enfin que, comme beaucoup de plateformes, la nôtre n’est pas pleinement auto-suffisante. Ce serait tromper les utilisateurs que de les laisser penser que le gaspillage alimentaire peut être résolu en France avec un login, un mot de passe et quelques lignes de codes. Il ne suffit pas à date de poster une offre d’invendus pour que la palette se déplace comme par magie de Rungis dans l’entrepôt des Restos du Coeur, puis soit redistribuée dans la foulée aux plus démunis. La place de marché ne fonctionnerait pas aussi bien sans des Account Managers de terrain pour l’accompagner et la diffuser auprès de nos clients et de nos assos. Nous ne sommes pas une boîte purement tech et cet accompagnement est aussi ce qui fait notre force. 

Dirais-tu qu'il n'abuse pas du temps, de l'attention et des émotions de ses utilisateurs ?

Oui. Nous avons un parcours fluide, ce qui passe par un design épuré pour une navigation claire, peu de notifications, pas de publicité ni de contenu froid. La transaction doit se faire de la façon la plus simple possible. On s’attache à limiter les composants riches, les animations, les carrousels de produits, les émojis… On réduit le nombre de features, et on en tue certaines, en mode “Less is more”. Ainsi, on tient à ne montrer que ce qui peut intéresser les utilisateurs. On suit deux principes fondateurs : 1°) KISS : Keep it Simple, Stupid ; 2°) Une app = un usage.

Dirais-tu qu'il est ouvert et n'exclut personne pour de mauvaises raisons ?

Ouvert, oui, mais ça n'empêche pas de créer une forme d’exclusion, ou de friction tout du moins. Pour les associations, par exemple : elles n’ont pas une culture Produit, n’ont pas toutes entamé ou terminé leur transformation digitale, et on leur impose de passer par un outil tech pour réserver des palettes. Certaines préféreraient peut-être continuer à le faire au téléphone, d’autant que toutes ne sont pas équipées d’un ordinateur dernière génération et d’un réseau WiFi dans leur local ou leur centre de distribution. Nous avons aussi le cas de bénévoles assez âgés qui ont perdu pour la 4ème fois leur mot de passe et que cela énerve.

Côté B2C, nous sommes assez inclusifs comme le démontre notre base d'utilisateurs. Nos persona ne se réduisent pas au “Bobo parisien”, comme on pourrait le penser intuitivement, bien au contraire.. Quand on regarde nos Data: nous avons 1,5 million de téléchargements à date (Décembre 2020, NDLR), 300 000 utilisateurs actifs, dont les ¾ sont plutôt dans les catégories socio-professionnelles qui ont du mal à finir le mois. Je précise que nous avons aussi effectué les développements et intégrations nécessaires pour prendre en charge toutes les cartes ticket-restaurant.

On peut considérer que les acheteurs engagés sont privilégiés sur le papier car plus susceptibles d’avoir un smartphone, mais c’est la raison pour laquelle on a développé une webapp. Et je le répète : les CSP+ ne représentent qu’ ¼ des utilisateurs engagés. Fun fact pour finir : nous avons 75 % d’utilisatrices.

Nous avons aussi de gros projets inclusifs à venir sur l'accessibilité (lisibilité des textes et contraste pour les malvoyants, voiceover pour les malentendants, ...), c’est en cours.

On fait donc le max pour que notre produit soit inclusif, mais, soyons honnêtes, on ne réintègre pas les exclus numériques ni ceux qui ne parlent pas bien français. 

Dirais-tu qu'on peut lui faire confiance côté data : il protège les données qu’on lui confie, n’en vole pas, et ne viole pas la privacy ?

On collecte des datas des deux côtés (B2B et B2C), mais on ne les vend pas. Par exemple, on dispose côté magasin des prix d’achat, des niveaux de marge, du taux de gaspillage par rayon, voire par famille de produits… Des données sensibles donc, mais pour autant on ne collecte aucune data qui ne serait pas utile pour nos clients et pour laquelle on n'aurait pas obtenu leur consentement.

En revanche, on utilise un programme qui géolocalise, par exemple, pour envoyer des push notifications précises.

Dirais-tu qu'il fait attention à son impact social et sociétal, pour l’utilisateur mais aussi pour ce et ceux qui l’entourent ?

Compliqué de répondre à cette question puisque l’impact de Phenix est natif, au cœur de la machine, donc je dirais que l’usage du produit et l’impact positif sont directement corrélés. Plus on a d’utilisateurs, de clics, plus on sauve d’invendus de la poubelle. Mais cette mission noble nous donne peut-être la conscience trop tranquille alors qu’on pourrait faire encore plus, notamment sur la réduction du gaspillage à la source : la prévention et plus seulement la curation… À creuser et à suivre ! 

Dirais-tu qu'il respecte l'environnement ?

On a fait un cahier des charges en ce sens pour notre site vitrine, en essayant de limiter le poids individuel de chaque page, en limitant les requêtes externes, les vidéos en autoplay, les envois massifs de newsletters etc.
Un site qu’on a ensuite passé au crible de plusieurs outils, dont notamment le website carbon calculator, qui montre encore une marge de progression d’ailleurs. Notre score était bien meilleur au départ mais il se dégrade du fait notamment de l'implémentation de notre CRM et d’autres outils utilisés par la team Growth (formulaire de contact automatisé, landing pages (non référencées) sur le même nom de domaine, parfois même des trackers (oups !)…). Bref, on regarde actuellement comment remonter la pente ; )

En revanche, on n’a pas fait d’audit sur le produit App en lui-même.

Merci pour ce portrait ! Si on prend l’empreinte globale du Produit (People, Planet, Profit), avez-vous mis en place des métriques pour mesurer cette empreinte et des actions pour l’améliorer ? 

Comme je le disais plus tôt, l’impact social et environnemental est assez consubstantiel de l’activité de Phenix. Plus on a d’usage, plus on a de transactions (associations ou consommateurs), plus on sauve de produits de la poubelle.

Donc on suit cette North Star Metric : le nombre de repas sauvés, sur laquelle se basent tous nos reportings, en interne comme auprès des investisseurs. 

On monitore également le “Saved ratio”, qui est le taux d’écoulement des paniers publiés sur l’app ou des palettes mises en ligne sur la marketplace, que notre clone 100% capitaliste appellerait “Taux de vente” ; )

Au dernier trimestre 2020, cette métrique vient de franchir la barre des 130 000 repas sauvés par jour, pour un cumul de 110 millions de repas sauvés depuis 2014; et je peux t’assurer que toute l’équipe est très fière de ces chiffres extra-financiers, et moi le premier !

Vous-êtes vous interrogés sur l’empreinte des services externes  permettant au produit de fonctionner, ou des outils utilisés par les équipes Produit ?

On a regardé essentiellement sur le côté partenaires financiers (cf question 1, NDLR). On a donc des outils classiques comme Intercom, Hero, Amplitude… 

Au-delà de ça, le produit est compatible “Dark Mode”. On a prévu de switcher de Google Maps à OpenStreetMap pour se libérer progressivement de l’emprise des GAFA.

On agit davantage en interne : sur le matériel, avec du matériel informatique (laptops, postes de travail, téléphonie, iPhone de test…) systématiquement reconditionnés, achetés chez les copains de BackMarket ou ReCommerce, ou sur la stabilité économique de nos salariés (pas d’offshoring ou de freelancing).

Dernière question, et on aura fini. Dirais-tu qu’avoir des impacts négatifs (ex : nudge, impact environnemental…) soit plus acceptable quand le but est noble ? La fin justifie-t-elle les moyens ?

Oui, c’est assez cynique comme question et comme réponse mais oui, je pense que c‘est globalement plus acceptable si le but est noble. Et que de manière générale le monde se porterait probablement un peu moins mal s’il y avait plus de BackMarket ou de ReCommerce pour se procurer du matériel reconditionné, plus de Recyclivres et de Label Emmaüs pour généraliser l’accès à des bouquins d’occasion, plus de MicroDon pour promouvoir la générosité embarquée, plus d’HelloAsso ou d’AssoConnect au service du monde associatif, plus de Wenabi pour démocratiser le mécénat de compétences et l’engagement.

Comme nous, ces différents acteurs ne font sans doute pas tout parfaitement, mais ils ont le mérite d’avancer dans la bonne direction et de montrer que d’autres façons d’entreprendre dans la Tech sont possibles et souhaitables. Ils sont d’ailleurs réunis au sein du réseau TechForGood France que j’ai l’honneur de co-présider et que j’incite les lecteurs et leurs boîtes à rejoindre !

Merci Jean ! Et vive les saucisses de Morteau !

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