Mais quel est donc cet être étrange ? Ni seulement Chief Product Officer (CPO), ni seulement Chief Technical Officer (CTO), mais les deux à la fois. En février 2022, on compte environ 250 CPOs en France. Et voilà, qu’à peine ce rôle installé dans le paysage hexagonal, un poste hybride apparaît.
Nous qui nous sommes toujours intéressés de près aux organisations Produit, il nous paraissait important de creuser ce nouveau rôle et de vous en donner un aperçu le plus exhaustif possible.
Traitons d’emblée un sujet moins anecdotique qu’il n’y paraît : sa dénomination. CPTO ? CTPO ? Pour certains, cette distinction ne veut pas dire grand chose. Bonnet blanc, blanc bonnet. Mais, pour d’autres, l’ordre des lettres est bien plus révélateur qu’il n’y paraît. “Cela représente symboliquement ce sur quoi l’entreprise veut insister lorsqu’elle va nommer un CTPO ou un CPTO”, affirme l'ex-CPO de Thiga Fabrice des Mazery. Parfois les améliorations Produit seront très tech et l’on aura alors un CTPO avec un background tech. Parfois, le besoin sera plutôt axé sur un profil plus business, orienté utilisateurs et ROiste, et l’on retrouvera un CPTO venant du Produit.
“Même s’il n’y a pas de standard établi en la matière, j’ai l’impression qu’on met en 1ère lettre son prisme principal”, confirme à ce sujet Claire Idelot, ancienne Head of Product and Tech chez Deezer devenue CPTO de LiveMentor, la plateforme d’accompagnement d’entrepreneurs.
Cela étant dit, par mesure de lisibilité, nous emploierons uniquement le terme CPTO dans la suite de l’article pour évoquer le poste de manière générique. Difficile de trahir nos racines Produit 😉
Pourquoi avoir un CPTO ?
Qu’est-ce qui justifie l’émergence de ce métier hybride ces dernières années ? Réponse simple : surmonter la division traditionnelle et historique entre le Produit et la tech. Entre des équipes chargées de savoir ce qu’elles doivent concevoir. Et d’autres qui doivent trouver comment le construire.
“Beaucoup de personnes de ces deux métiers se sont opposées. Ce qui a fait beaucoup de mal car cela a donné l’impression qu’il y avait toujours des conflits alors que leur intérêt était commun : faire la meilleure plateforme pour les utilisateurs”, regrette Raphaël Bonstein CPTO de Studapart, marketplace de mise en relation entre locataires et propriétaires.
Insuffisante toutefois car les partisans du rôle de CPTO… tout comme ces détracteurs jugent que les tensions entre Produit et tech sont un problème.
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Dans une publication Linkedin, Christopher Parola, CPO de la solution de signature électronique Yousign, le juge ainsi comme “une nouvelle mode mais certainement pas un nouveau standard”. Avant de revenir sur cette “tension” entre Produit et tech : “avoir deux personnes permet de marquer des désaccords pour trouver une meilleure solution. Je dirais qu'il faut être à la recherche d'un immense alignement. C'est personnel, mais j'apprécie l'échange que l'on peut avoir [avec son CTO] dans la construction des OKRs et le fonctionnement que nous avons.” Preuve de sa bonne entente avec son CTO, Christopher Parola a d’ailleurs fait le même mouvement que lui, de Meilleurs Agents à Yousign !
Fabrice des Mazery se montre lui aussi sceptique. “On voit bien que, certes, dans certaines entreprises, on a des factions et pas des équipes. La tech part d’un côté et le produit de l’autre. Mais ce serait trop simple de penser que l’on va résoudre tous les problèmes en mettant une personne en haut qui dirige les deux. Sans réfléchir plus profondément à l’origine du problème”.
Ces nuances, en guise de préambule, énoncées, voyons désormais les avantages évoqués par les personnes qui occupent ce rôle. L’argument numéro 1 mentionné est l’alignement. Entrons dans les détails.
Des sujets techniques et Produit dans la même roadmap
Tout d’abord, avoir un CPTO permet de favoriser le rapprochement des enjeux des deux parties. “A travers ce poste, je vais parler aussi bien des sujets clients que ceux purement techniques à l’ensemble des équipes, explique ainsi Stéphane Cinguino, CPTO de la scale-up spécialisée dans le recrutement CleverConnect (près de 200 salariés dont un tiers en product & Tech). Par exemple, la dette technique était très mal adressée dans le passé,sous-estimée par beaucoup de Product Managers et pas reliée aux enjeux business. Là, elle a une voix dans le produit”.
Un avis partagé par Benoît Bouffart, CTPO de e.Voyageurs SNCF (dont fait partie OUI.sncf, devenu SNCF Connect il y a peu) : “Aujourd’hui, on a des projets tech qui se retrouvent dans la roadmap produit classique (approche serverless, S2S, investissement sur des nouvelles couches applicatives,...) Autrement dit, cela permet d’accorder des budgets d’investissement à la tech”.
Même s’il admet que le fait d’avoir deux entités séparées pourraient aussi permettre de bien se synchroniser, il assure qu’en l’état, près de deux ans après ce changement d’organisation, le gain en agilité et en responsabilisation des équipes est non négligeable. “ Cela crée une solidarité hyper importante et cela permet de valoriser les dossiers au même niveau qu’ils soient tech, data, e-commerce, expérientiel”, insiste-t-il.
Des équipes tournées vers des objectifs business communs
Le reproche parfois fait aux développeurs ? Plus penser à la stack technique qu’à son impact business. Comme si le code était une chose sacrée. Combien de Product Managers se sont ainsi retrouvé.e.s à bouillir intérieurement quand des techs passaient un trimestre à peaufiner une stack qui ne représentait qu’une valeur négligeable du business ?
“Il m’est déjà arrivé d’avoir des développeurs qui m’annonçaient fièrement qu’ils avaient une couverture de test de leur code de 99%, alors qu’en parallèle la roadmap n’avançait pas. C'est dommage d'arriver à de tels désalignements entre la tech et le business, alors que leur volonté est justement de bien faire”, se remémore Raphaël Bonstein d'une de ses expériences passées.
Pour lui, cette double casquette permet ainsi de rationaliser l’effort technique en inculquant une culture de l’impact. “Il est difficile de faire comprendre qu’on doit travailler sur des intérêts communs quand les techs sont exclus des conversations business et n’assistent pas aux bonnes réunions. Sachant que les développeurs ont aussi eux-mêmes de très bonnes idées business, avec une bonne perception de comment les construire. Sauf qu’une organisation bicéphale leur laisse peu de place pour l’exprimer”, assure-t-il.
Concrètement, chez Studapart, Product Managers et développeurs ont par exemple des incitations financières basées sur des objectifs communs. Une initiative plus difficile à mettre en place quand les intérêts sont différents entre équipes. Aussi, l’estimation et le cadrage des roadmaps se font en binôme.
Avant de rejoindre LiveMentor en décembre 2021, Claire Idelot était déjà responsable d’une équipe product & tech chez Deezer, dans le département d’innovation. Ce qui avait pour avantage de bien positionner la tech comme un moyen selon elle. “J’indiquais clairement que la priorité pour nous en tant qu’équipe était la valeur ou plus globalement notre impact sur la LTV des users de deezer à travers d'autres concepts expérimentaux et non la puissance technique de ce que l’on concevait”, illustre-t-elle.
Le CPTO a un périmètre de responsabilité plus grand
Benoit Bouffart de SNCF Connect résume ce point par cette formule : “Le rôle de CTPO évite de jouer à Good Cop Bad Cop !” Dit autrement : impossible de rejeter la faute sur l’autre si “la roadmap n’était pas claire” ou “l’équipe pas assez staffée”. “Aujourd’hui, c’est la responsabilité de toute la direction de livrer en temps et heure, avec le bon investissement et la bonne qualité”, résume-t-il.
“Le problème, c’est que tu portes seul désormais le poids des responsabilités. Je ne peux plus dire : ce sont les tech qui ne délivrent pas !”, rigole Stéphane Cinguino.
Sans compter que cela permet d’aligner par la même occasion les KPI et en finir avec les potentiels prés carrés. Un exemple ? Une entreprise peut avoir un excellent taux de conversion… tout en ayant une plateforme indisponible la moitié du temps. “Là, dans mon cas, je ne peux pas optimiser à fond la conversion au détriment de la qualité de service. Toute la direction possède ces 2 objectifs”, poursuit Benoit Bouffart.
Le rôle est plus clair au sein du Comex
Enfin, autre avantage cité par les CPTO interrogés : la clarté auprès du comité exécutif et de la direction. “Dans la plupart des organisations, les CTO et CPO reportent au CEO, qui peut être dans l’incapacité de trancher quand il y a un conflit et va alors souvent pencher vers le Produit qui lui parle plus. Là, il n’y a plus qu’un seul interlocuteur qui va faire la part des choses”, indique ainsi Stéphane Cinguino.
Une meilleure lisibilité d’un point de vue extérieur qui peut aussi permettre d’avoir une voix plus impactante dans des entreprises où le numérique n’est pas au cœur du modèle économique. Comme c’est le cas par exemple chez Accor ou Club Med avec respectivement Alix Boulnois, qui est Chief Digital Factory Officer, ou Quentin Briard, CEO Marketing Digital & Technology. “dans certaines structures non digitales natives par exemple, cela peut apporter de la densité face à d’autres équipes parfois plus nombreuses et plus anciennes tout en faisant baisser la complexité d’un CoDir”, suggère Benoît Bouffart.
Au sein de LiveMentor, entreprise d’une centaine de personnes, la tech et le produit ne représentent que 20% des effectifs. L’arrivée de Claire Idelot en tant que CPTO au board (avec le directeur des revenus, et des ventes) a ainsi permis de lui donner une voix au chapitre. Sachant que les head of product, tech, et design n’en faisaient pas partie auparavant. “Non seulement c’est plus pratique pour le board d’avoir une seule interlocutrice sur des métiers méconnus (marché EdTech), mais, en plus, cela donne une vision plus orchestrée de nos activités au service d'un même impact. Chaque partie est valorisée et davantage encore le collectif.”, assure Claire Idelot.
Les limites du rôle de CPTO
Apportons maintenant un peu de nuances. Derrière ces avantages apparents, se cachent également d’autres défis.
Une relative solitude
“Un seul être vous manque et tout est dépeuplé”. Enfin presque. A entendre les CPTO interrogés, la perte du binôme naturel se traduit par la nécessité de construire d’autres liens. La nature ayant horreur du vide.
“On peut vite se retrouver isolé en effet. En externe, je m’appuie sur des pairs. Et en interne, j’échange beaucoup avec le Chief Revenue Officer. Quand il n’y a plus de binôme, il faut en trouver un autre !”, confie Stéphane Cinguino de CleverConnect.
“C’est pour ça que j’ai des profils seniors dans mon équipe, relate pour sa part Benoit Bouffart. La plupart des CPTO gardent toujours une personne responsable du produit et une de la tech, car la discussion doit avoir lieu entre ces équipes”.
Question connexe : une des deux fonctions pourrait-elle s’effacer alors ? “Opérationnellement oui, répond ce dernier. Mais, pour les équipes, ce serait difficile de se dire que sa fonction n’est pas incarnée par un titre et une personne”. Quand ¾ des effectifs sont des développeurs, difficile de faire passer la pilule…
Le syndrôme de l’imposteur
C’est LA grande question : comment faire pour gérer la partie qui n’était pas la sienne à l’origine (la tech quand on vient du produit par exemple) ? Ce que souligne Christopher Parola en commentaire de sa publication Linkedin : “Je parle vraiment pour moi, mais si j'étais CPTO, malgré mes années de développement web puis mobile et de management, je pense que je ne prendrai pas d'aussi bonnes décisions que mon CTO quand il s'agit de sujets pointus tech.”
Se pose derrière la question fondamentale : a-t-on besoin des hard skills de son équipe pour bien la manager, ou bien le succès repose-t-il sur d’autres qualités ? Claire Idelot assure : “Ce qui compte, c’est être au clair sur la direction vers laquelle on veut aller et s’assurer du suivi”. Mais elle apporte malgré tout une nuance importante : “Cela est vrai parce que je suis dans une boîte qui n’a pas encore une grande expérience et structure technologique. J'ai une moitié d'équipe ingénieure et une autre plus produit-design-BI. J’ai des choses à apporter en tant que dirigeante (par expérience), même si je ne suis pas tech. Mais je n’aurais jamais pris ce poste si cela avait été le nerf de la guerre, comme chez Cdiscount où j’ai travaillé par exemple. Je ne me serais pas du tout sentie légitime au vu de la grandeur des enjeux de reliability”.
À ce sujet justement, comment réussir à ne pas vivre le syndrome de l’imposteur, face aux équipes d’ingénieurs par exemple quand on est CPTO, sur la partie montée en compétences ? “J’apporte à mon VP Engineering un niveau de perspective différent”, exprime Stéphane Cinguino. Raphaël Bonstein, lui, la joue carte sur table : “Je dis franchement aux techs que s’ils s’attendent à avoir un mentor technique, ils ne le trouveront pas avec moi. Un bon manager n’est pas forcément expert dans le métier de ses équipes.” “Pour ma part, je compte sur les expertises de mes équipes et notamment de la tech, avec au delà du Delivery qui est clef des référents applicatifs, des experts sécurité et architecture d’entreprise”, indique de son côté Benoît Bouffart.
Le rôle de CPTO est-il le signe d’un recul de la culture Produit ?
C’est en tout cas ce que redoute Fabrice des Mazery, surtout quand on met la tech avant le produit avec la présence d’un.e CTPO. “De manière caricaturale, on demande généralement à un CTO d’être un directeur financier. De fournir une estimation de coût, dans une logique client / fournisseur. En tout cas, c’est souvent comme ça que le business voit la tech”.
Et le CPO ? “C’est une logique d’investisseur, avec sa part d'imprédictibilité, car on parle ici de répondre à des comportements humains, ceux des utilisateurs, qui sont difficiles à prévoir, poursuit-il. Et c’est tout la beauté du Produit ! Un CPTO parlera donc d’opportunités et de risques, de bénéfices utilisateurs et de ROI pour eux comme pour l’entreprise. Face à cette incertitude, qui peut être inconfortable pour beaucoup, un board pourrait opter pour un CTPO qui lui fournirait des éléments plus rassurants : des dates, des budgets, des features. Le risque serait alors de voir le département Produit transformé en département de delivery, ôtant au Produit toute sa complexité : la stratégie et le discovery.”.
Un argument qui pourrait s’entendre d'ailleurs à l’inverse aussi. “C’est très dur pour un CPTO de ne pas retomber dans son domaine d’expertise. Il faut une sacrée rigueur pour protéger les deux équipes de manière équivalente !”, confie ainsi Raphaël Bonstein. “Pour certains, on est devenu moins product-driven, pour d’autres, moins tech-driven !”, sourit Benoît Bouffart. La frontière traditionnelle n’est jamais bien loin. Chassez le naturel, il revient au galop.
Une question de personne et de contexte d’entreprise
Alors ? Nouvelle normalité ou épiphénomène, l’émergence du CPTO ? On assume le petit côté déceptif de la réponse mais, comme bien souvent, la réalité se trouve dans le “ça dépend”.
Dans cet article publié sur Sifted, Madame (qui est CPO) et Monsieur (qui était CTO) Leue indiquent les 4 cas où la présence d’un CPTO peut avoir du sens :
1) Disposer d’une personne qui a un solide background produit ET tech (aka la perle rare)
2) Confier le rôle à une personne membre de l’équipe fondatrice ou à un des premiers employés d’une startup early-stage (mais cela ne dure qu’un temps)
3) Travailler dans un secteur plus tiré par le marketing/les ventes que la tech (comme le e-commerce par exemple)
4) A l’inverse, concevoir un produit très tech (et donc avoir un CPTO plus axé tech que produit)
Illustration concrète : Stéphane Cinguino de CleverConnect se situerait plutôt dans la première catégorie. Ingénieur à l’origine (son premier poste est développeur C++), il bifurque vers le système et les réseaux, puis le business lors d’une expérience entrepreneuriale en Chine. Avant de devoir créer une équipe Produit un peu par hasard dans son entreprise suivante, partir aux USA occuper des fonctions de VP Product et de devenir à son retour en France CPTO en continu… depuis 2015 et ce, dans 4 entreprises différentes !
“Il n’y a aucune annonce de CPTO sur le marché. Je vais donc regarder les offres de CTO ou CPO et voir si je peux twister la chose durant le processus, ayant cette double compétence dans mes bagages, raconte-t-il. Je suis convaincu que ce modèle est très lié à la personne. Cela ne se décrète pas du jour au lendemain, cela correspond à un parcours et à une double affinité”.
Ainsi, chez CleverConnect, il entre à l’origine pour un rôle de CTO. “Le CEO a alors vu que j’avais une couleur différente des autres CTO. Je lui ai montré qu’on pouvait bien traiter la tech tout en parlant business”, révèle-t-il.
Raphaël Bonstein, lui aussi ingénieur informatique à la base, était CPO au préalable. “Le CEO voulait une personne qui puisse défendre les intérêts de l’entreprise de la même façon côté tech et Produit. Sous-entendu, le fait de n'avoir qu'un interlocuteur pour la plateforme permet de rationaliser les roadmaps pour maximiser la valeur créée.”, relate-t-il.
Claire Idelot, elle, arrive chez Livementor pour un poste de CPO. Mais au cours des discussions, le CEO et elle se rendent compte qu’elle pourrait aussi prendre en charge la structuration de l’équipe tech. D’autant qu’elle gérait déjà une équipe tech & product chez Deezer au préalable.
Malgré tout, elle ne pense pas que ce type de rôle peut être amené à se répandre à très grande échelle dans l’écosystème. “Du moins, je n’y crois pas dans les boîtes où la tech est le cœur du réacteur”, suggère-t-elle.
Un système d’organisation qui peut certes s’avérer pertinent dans certains contextes précis, mais ne nous semble pas être le signe avant-coureur de la fin du CPO ou du CTO.
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