Victor Billette de Villemeur, ex Product Manager chez L’Oréal, est suivi par plus de 30 000 abonnés sur LinkedIn où il écrit tous les jours. Dans cette tribune, il met en garde sur le subtil jeu d’équilibriste que doit trouver le Product Manager entre théorie et pratique.
Ma mère m'a toujours dit qu'enfant, la seule chose qui me calmait, c'était de me mettre devant un livre. J'ai toujours adoré lire, notamment pour me confronter à la théorie pure et dure. Ce goût pour la lecture m'a suivi tout au long de mes études, de Polytechnique à Sciences Po. Des années intenses sur le plan intellectuel, avec une abstraction poussée à son maximum. Cependant, une fois entré dans la vie active, le soufflé retombe. Moins de temps. Moins de livres. Alors, faut-il rayer de la carte la théorie et les bouquins une fois devenu Product Manager (PM) ? Ou au contraire, faut-il leur faire une place ? Et si oui, laquelle ?
Tout Product Manager le sait, une fois sur le terrain la théorie ne suffit plus. Il faut des actes ! Pierre Abi Hatem, Product Talent Partner chez The Product Crew, évoque très justement le "syndrôme Marty Cagan". Il fait référence à une génération de PMs biberonnée aux théories du Pape du Product Management et qui connaît une désillusion une fois arrivée en entreprise. Parce que non, dans la vie d’un Product Manager, tout ne se passe pas toujours comme dans Inspired. Si on suit sa théorie sur les stakeholders par exemple, il nous incite à s’assurer que tout le monde est aligné dans la même (bonne) direction.
Est-ce que vous avez déjà eu ce cas de figure face à un C-level ? Moi, oui. Et je l'avoue, la tâche est assez compliquée. Surtout si ce dernier estime avoir toute la latitude pour prioriser et pousser une fonctionnalité. Pourtant la théorie est claire puisque Marty demande à ce que tout le monde soit aligné ! Mais difficile de conseiller à un Head of de relire Inspired pour lui expliquer que ce n’est pas son rôle de prendre seul ce genre de décision. À cet égard, la théorie nous éloigne du terrain. Valentin Ménard, Lead Product Manager chez ManoMano, a un avis assez tranché sur la question : “les livres de Marty Cagan, c’est assez agressif dans le sens où tu peux avoir l‘impression d’être un “PM raté” si tu fais un pas de côté par rapport à la théorie. Le danger est de se sentir coupable, mais coupable de quoi au juste ?”
Lire des livres c’est comme faire la sieste. Tout le monde dit que c’est nécessaire mais tu as l’impression d’être jugé dès que tu passes à l’action.
La première difficulté est de trouver le temps. Quel Product Manager n’a jamais commencé un livre pour l’abandonner ensuite ? Les agendas sont chargés et les réunions toujours plus nombreuses. Résultat, la pratique passe en premier et la théorie, pourtant nécessaire, est déclassée. “Lire des livres, c’est comme faire la sieste. Tout le monde dit que c’est nécessaire mais tu as l’impression d’être jugé dès que tu passes à l’action”, confie Valentin Ménard. Combien de fois ai-je voulu me poser pour dévorer de la littérature Produit sur le coin de mon bureau ? Combien de fois aussi ai-je eu peur de me sentir jugé implicitement par mes collègues ? Comme si tu leur disais “moi j’arrive à bien gérer mon temps et à trouver des moments pour lire mais pas vous !” Autre difficulté, cette fois assez paradoxale : progresser sur la théorie est nécessaire mais pas suffisant. Car il faut de la pratique régulière pour mettre en application et s'exercer. De la même manière qu'on ne peut devenir un Mozart du piano en se concentrant sur l'excellence en solfège. C’est un problème que j’ai d’ailleurs eu en tant que PM qui aime les sujets Tech et dev. Difficile de comprendre les enjeux des microservices, du Test Driven Development ou du DevOps sans toucher au code. Alors, pas d’erreur de casting ! Je n’ai jamais voulu devenir développeur mais les 4 heures que j’ai passées sur le tuto Java OpenClassroom ont clairement été des heures utiles et très bien investies.
Après toutes ces mises en garde, vous devez vous dire que laisser vos livres prendre la poussière dans la bibliothèque n’est pas si mal que ça ? Oui mais non. Car on ne peut pas se limiter à la seule pratique. Voici pourquoi.
- Se spécialiser comporte des risques. Chaque poste apporte son lot de méthodes spécifiques et de priorités particulières, mais attention à ne pas trop se spécialiser sans s’en rendre compte. Un PM qui a commencé dans le B2C ne se développera pas de la même manière qu’un PM dans le B2B. Dans ce genre de contexte, il est très précieux de pouvoir utiliser des ouvrages qui présentent des principes structurants dépassant une application dans une industrie / un secteur donné. Je pense notamment à Continuous Discovery Habits de Teresa Torres ou Product Research Rules de C. Todd Lombardo sur les aspects de Discovery.
- Contrôler "la pratique qu'on pratique" est impossible. On choisit souvent son premier job par opportunisme, en étant “au bon endroit au bon moment”. Dans ce premier poste, la progression dépend beaucoup de son manager direct, celui ou celle qu’on n’a rarement le luxe de choisir. Je me rappelle de mon premier manager dans le conseil. Il m’a donné l’opportunité de travailler sur un produit pour faire de l’IA sur les évolutions RH. Grâce à lui, j’ai beaucoup progressé sur ces sujets. Il me disait “apprends à coder à Python et on monte une boîte ensemble”. Ce fut une rencontre très positive. Pour autant, surtout en début de carrière, on a peu de marge de manœuvre pour influencer ces rencontres.
- Apprendre par la pratique a ses propres limites. Il n'y a (heureusement ou malheureusement) que 24h dans une journée. Difficile dans ce cas de passer plus de 8h par jour à apprendre, sur le tas, le Product Management. Ça dépend aussi des types de projets / produits sur lesquels on est appelés à travailler. Je me rappelle par exemple avoir beaucoup creusé les sujets d’architecture microservice en développant des produits pour le Ministère de l’Intérieur. Pour aller plus loin et comme la pratique ne me suffisait pas, j’ai lu et fait une fiche récap de plusieurs pages de Microservice Patterns de Chris Richardson - excellent ouvrage en la matière.
Alors comment trouver le bon équilibre sur cette ligne de crête entre la théorie et la pratique ? Je vous livre ici mes trois pistes pour faire le funambule.
🤗 Garder un minimum vital de théorie et de pratique.
Pour la théorie, essayer de sanctuariser un peu de temps chaque semaine pour ouvrir un livre. Idéalement 1h par jour. Si c'est plus délicat, au moins 1 à 2h par semaine. Quels sujets privilégier ? De mon côté, j’alterne entre les sujets utiles à court terme (article ou podcast sur une problématique pressante) et les sujets utiles à plus long terme (web3, archi applicative, UX writing).
Pour la pratique, ça peut être plus difficile dans un contexte de reconversion professionnelle ou de recherche de premier emploi. Une bonne option est de se lancer un petit projet perso. 1h par semaine suffit également. Pour avoir des idées de projet personnel, je vous conseille de regarder des sites comme Product Hunt, travailler sur une techno à la mode comme ChatGPT ou (et) s’abonner à des newsletters comme Magma ou Trends.
😍 Privilégier son terrain de jeu favori.
Cela passe d’abord par bien se connaître. Plutôt écrit ou oral ? Mémoire auditive ou visuelle ? Il est important d’avoir une forme de stratégie formalisée. A minima, cela passe par se demander : “Où est-ce que je veux être dans 3 ans ?” ; “Quelles compétences dois-je développer pour y parvenir?". De mon côté, mes deux objectifs macro seraient :
- Progresser pour devenir Head of Product / CPO ou expert dans 5 ans.
- Maîtriser plusieurs technos avancées comme l’IA, le web3 ou l’architecture applicative.
💪 Investir dans les solutions hybrides pour dépasser l’opposition simpliste théorie / pratique.
Première idée, commencer à créer du contenu et vulgariser ses lectures. Le fait d'adopter une posture "professorale" est un excellent moyen d'assimiler plus vite les sujets. À cet égard, créer du contenu m’a permis de beaucoup progresser. À la fois pour le travail de préparation du contenu en amont, mais aussi pour les échanges post publication. Ne négligez pas les podcasts ou formats “retours d'expérience”. C’est une excellente manière d'apprendre vite des erreurs d’autres que soi. Ces temps-ci, j’écoute beaucoup Clé de voûte de Timothé Frin sur le rôle de PM et des podcasts plus généralistes comme Les Jeunes Branches ou Génération Do It Yourself.
Pour conclure, n’oubliez pas que votre jeu d’équilibriste se situe sur un fil. A vous de trouver votre stabilité pour apprendre beaucoup et vite.
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