“L’Agilité n’est pas morte, mais c’est à nous de la tuer.”

  • mise à jour : 06 janvier 2025
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André Baken, expert en transformation digitale, a récemment publié un post LinkedIn affirmant que l'Agilité est morte, suscitant un débat enflammé sur le réseau social. Kai Hansen, expert Produit et Partner chez Thiga, ancien de chez Google, répond point par point aux arguments de Baken et s’attaque aux tensions qui fragilisent l’Agilité au cœur des organisations.

L’Agilité est-elle morte une bonne fois pour toute ? À en croire le post LinkedIn d’André Baken que j’ai lu avec beaucoup d’intérêt, la réponse est oui ! Et au vu des plus de 80 000 réactions, il est loin d’être le seul à le penser. Mais pourquoi tant de haine ? Le débat autour de l’Agilité fait rage depuis des années, toujours plus virulent. Je l’explique par le profond impact émotionnel que ce sujet suscite. Parce que les attentes étaient immenses, la déception n’en est que plus grande ! Ceux qui y croyaient ne se font plus d’illusions, tandis que ceux qui étaient censés en bénéficier se sentent aujourd’hui floués.

D’un côté, la Tech a souvent le sentiment d’être marginalisée au sein des entreprises. Le Manifeste Agile, dans une certaine mesure, présentait l’IT comme un véritable moteur de création de valeur. Pourtant, dans la pratique aujourd’hui, l’Agilité telle qu’elle est mise en œuvre ne reflète pas cette vision. Les équipes Tech sont déçues que les équipes business et les dirigeants n’aient jamais vraiment adopté une mentalité Agile (orientée Produit) ni amélioré de façon notable leurs conditions de travail.

De l’autre côté, l’Agilité a été vendue aux entreprises comme une solution miracle : un moyen de vendre plus, de livrer plus vite, bref, de faire toujours plus avec moins. Sans surprise, cela n’a pas fonctionné non plus. La raison en est simple : l’Agilité n’a jamais été conçue pour cela.

Analysons à présent ensemble les 6 raisons qui poussent André Baken à déclarer la mort de l’Agilité. 

1️⃣ C'est devenu une simple liste de tâches 

“Ce qui, au départ, était un état d'esprit s'est peu à peu transformé en un processus rigide. Les stand-ups, les sprints et les backlogs sont devenus des rituels vides de sens, où les équipes se contentent de suivre les étapes de façon mécanique, au lieu d’embrasser les valeurs fondamentales de l’Agilité.”

André Baken a raison. Si à la base le Manifeste Agile (2001) prône « les individus et les interactions » plutôt que « les processus et les outils », dans de nombreux cas aujourd’hui les processus sont au-dessus de tout. En réalité, il n’est pas indispensable que votre équipe se réunisse tous les matins à 9h15. Croire que le succès repose sur ce genre de rituel est absurde ! L’essence de l’Agilité ne dépend d’aucun processus figé.

Chez Google, nous n’appliquions aucun de ces rituels à la lettre. Aucun ! Notre approche était simple : “ Livrer par petits incréments, s'adapter au changement et impliquer tout le monde dans les décisions. Cela implique un véritable changement de mentalité, pas une suite rigide de pratiques. J’ai déjà collaboré avec des équipes qui faisaient un stand-up une fois par semaine, d’autres trois fois, et certaines pas du tout... Nous n’utilisions pas d’outils sophistiqués : nous itérions et communiquions à l’aide de documents, de tableurs et en discutant de vive voix. Si cela fonctionnait chez Google, c’est parce que l’organisation mettait les individus au premier plan, avant les processus. C’est ça, l’essence même de l’Agilité.

2️⃣ Passage à l’échelle sans transformation culturelle 

“De nombreuses organisations ont déployé des cadres Agile comme SAFe à l’échelle de l’entreprise, sans s’attaquer aux problèmes culturels sous-jacents. Résultat : elles ont généré encore plus de bureaucratie, là où l’Agilité était censée apporter flexibilité et adaptabilité.”

Adopter l’Agilité nécessite donc un véritable changement de mentalité. Sans cela, l’échec est inévitable. Prenons l’exemple d’une équipe de football entraînée par José Mourinho, célèbre pour sa défense de fer. Si vous le remplacez par un coach prônant un jeu ultra-offensif avec les mêmes joueurs, cela ne fonctionnera pas. Quelles que soient vos tentatives, vous aurez 11 joueurs défensifs incapables de marquer 4 buts par match. De la même manière, une direction qui refuse de laisser de l’autonomie à ses équipes ne pourra jamais être Agile. Implanter l’Agilité dans un tel contexte revient à construire sur des sables mouvants.

Pour véritablement adopter une culture Agile, les dirigeants doivent adopter l’état d’esprit et les valeurs correspondantes. Il est essentiel qu’ils soient parfaitement clairs sur les raisons de leur choix, sur les bénéfices attendus pour l’organisation et, surtout, sur l’impact positif que cela aura sur le quotidien des collaborateurs. Il doivent également accepter le fait que l’organisation commettra des erreurs dans son processus de transformation culturelle, et même de lui laisser l’occasion de le faire. Enfin, les dirigeants doivent être prêts à remodeler leurs équipes, car certaines personnes ne seront tout simplement pas en mesure de s’adapter à une nouvelle culture et y opposeront une résistance acharnée.

3️⃣ La rapidité au détriment de la valeur 

“Les équipes se précipitent pour produire un livrable quelconque aussi vite que possible, même si cela ne correspond pas aux véritables priorités. Le fait d’être actif a pris le pas sur l’impact, réduisant l’Agilité à une simple accumulation de tâches sans réelle portée.”

Je suis d’accord avec ce point, mais je l’explique par un problème sociétal global plutôt que par un échec de l’Agilité. L’exigence de rapidité a augmenté avec les progrès technologiques, mettant une pression énorme sur les entreprises. Toutefois, le véritable succès ne réside pas dans la rapidité de production, mais dans la capacité à bien choisir ce que l’on produit.

Beaucoup d’entreprises tombent dans le piège de se concentrer sur l’exécution rapide sans se soucier de la finalité de leurs produits. Le véritable enjeu n’est pourtant pas de livrer le plus rapidement possible, mais bien de délivrer le maximum de valeur. En identifiant et en répondant aux véritables besoins du marché, elles pourraient créer plus de valeur, plus vite. Pourquoi ? Parce qu’elles éviteraient de gaspiller 80 % de leur temps à concevoir des fonctionnalités dont personne ne veut réellement. L’Agilité en tant que telle n’a jamais eu vocation à définir quoi construire ou pourquoi le faire. Son rôle est de rendre la livraison aussi efficace que possible. Le vrai problème repose dans la manière dont les entreprises abordent leur stratégie Produit et le discovery.

Je doute qu’il soit encore possible de refaire de l’Agilité un véritable état d’esprit. 

4️⃣ La réticence des dirigeants 

“L’Agilité repose sur la confiance et l’autonomie, mais de nombreux managers hésitent à abandonner une partie de leur contrôle. Sans leur soutien, les équipes rencontrent des difficultés à mettre en œuvre la méthode de manière efficace.”

Il est vrai que les dirigeants n’apprécient souvent pas les méthodes Agiles, qui leur enlèvent une partie de leurs prérogatives. Les leaders n’ayant pas pour rôle de dire aux employés ce qu’ils sont censés faire, il est impossible de les bousculer s’ils ne le font pas. Je suis convaincu que l’Agilité ne peut pas fonctionner dans des organisations où la direction refuse de faire confiance aux équipes et de leur accorder une véritable autonomie. Si les dirigeants ne comprennent pas que les équipes doivent être confrontées à des problèmes à résoudre plutôt qu'à de simples consignes à exécuter, l’Agilité est vouée à l’échec. 

Si vous devez appliquer les principes Agiles sous la houlette de leaders sceptiques, la meilleure approche est de suivre le principe de la grenouille dans l’eau bouillante. Introduisez des changements progressifs, presque imperceptibles. Ainsi, vos leaders ne sentiront pas leur contrôle leur échapper. Comme la grenouille, ils ne remarqueront pas la montée progressive de la température. Le temps va passer, et ils se rendront compte qu’ils demandent bien moins de comptes à leurs équipes, parce qu’ils auront appris à leur faire confiance et à reconnaître leur fiabilité. De mon expérience, cette transformation a bien plus de chances de réussir lorsqu’elle s’inscrit dans une dynamique descendante, impulsée directement par la direction

5️⃣ Des consultants qui en ont trop fait 

“Les consultants ont perçu dans l’Agilité une opportunité commerciale et l’ont transformée en produit, la présentant comme une solution miracle et une méthode de gestion du changement. Une promesse qui, elle aussi, a échoué, car ce n’est pas sa vocation.”

J’insiste : l’Agilité exige un véritable changement de culture, ce qui ne peut pas se faire du jour au lendemain. La plupart des entreprises détestent cette idée car elles s’exposent à des risques considérables : elles ont très peu de visibilité, ignorent combien cela leur coûtera, le tout pour un résultat plus qu’incertain.

Alors, si quelqu’un débarque en affirmant : “Voilà, un stage de 5 jours pour toute votre équipe et vous serez Agiles”, ça change tout ! Moi, en tant que dirigeant, je sais combien cela me coûte et combien de temps cela prend. Et puis on me dit que l’Agilité est censée permettre de produire plus vite, et qu’elle est considérée comme l’avenir du développement numérique. Ça vaut bien 5 jours ! “Allez, prenez mon argent !” À la fin, tout le monde repart avec une certification en poche. “Formidable ! On y est arrivés ! Transformation terminée.”

La réalité, c’est que ça ne marche pas comme ça… D’abord, l’Agilité est loin d'être une solution miracle ! Ensuite, les certifications n’ont jamais changé les mentalités. Je connais des entreprises qui ont investi des millions pour certifier des milliers d’employés et mettre SAFe en place. Le résultat ? “Négligeable en termes d’impact” serait un euphémisme. Au lieu de continuer à vendre des solutions miracles prêtes à l’emploi, les consultants devraient concentrer leurs efforts sur l’accompagnement du changement culturel, l’enseignement des principes Agiles et leur adaptation aux contextes spécifiques des organisations, 

6️⃣ Le facteur humain a été négligé 

“L’Agilité a entraîné les équipes dans une course effrénée à la productivité, sans considération pour leur bien-être ou la confiance au sein des groupes. Résultat : burnouts en cascade et désengagement massif.”

Bien que je reconnaisse la justesse de la remarque sur le bien-être, je ne pense pas qu’il faille ici pointer du doigt l’Agilité. En soi, cette dernière ne traite pas spécifiquement du bien-être des employés.

La pression exercée sur les équipes par les entreprises pour qu’elles livrent à une cadence immodérée est omniprésente, quel que soit le secteur. Avec de bons managers, les équipes seront probablement plus épanouies, qu’elles adoptent ou non les principes Agiles. À l’inverse, avec de mauvais managers, même l’équipe la plus Agile sera malheureuse. Et, au risque de me répéter, la véritable clé pour gagner en rapidité est de se poser les bonnes questions sur le quoi et le pourquoi, plutôt que de s'attarder sur le comment et le combien.

Ceci dit, certains principes du manifeste Agile, lorsqu’ils sont bien appliqués, peuvent contribuer à créer des conditions de travail plus saines. Par exemple, privilégier « les individus et leurs interactions plutôt que les processus et les outils » ou « la collaboration avec le client plutôt que la négociation contractuelle » favorise généralement de meilleures relations interpersonnelles. Mais soyons honnêtes, c’est aussi un environnement où il est plus difficile d’exceller, car il faut gérer davantage de variables. L’Agilité offre certes plus de liberté, mais exige en retour plus de responsabilités.

💡La leçon à retenir 

“L’Agilité n’a pas échoué d’elle-même : elle a été sabotée par un leadership défaillant, des interprétations erronées et une obsession pour les processus au détriment des individus.”

Je ne pense pas que l’Agilité en tant que concept ait échoué. La plupart des leaders du marché des 20 dernières années l’ont utilisé efficacement et continuent de le faire aujourd’hui. Chez Google, l’Agilité a fait battre le cœur opérationnel de l’entreprise entre 2005 et 2015, sans doute les années les plus déterminantes de son histoire. Cependant, les méthodes Agiles échouent souvent dans leur mise en œuvre, notamment au sein d’entreprises cherchant à se transformer. Là, je suis d’accord pour dire que le concept a été dévoyé.

Je ne pense pas qu’il soit encore possible de remettre l’Agilité sur les bons rails. Peut-être que le terme d’”Agilité” doit être tué pour de bon, afin qu’elle puisse renaître. Nous devons revenir aux principes fondamentaux : "Quel problème utilisateur sommes-nous en train de résoudre, que voulons-nous réellement accomplir, et quels sont les éléments essentiels qui, selon nous, nous permettront d’y parvenir ?" Puis affiner le concept, afin de repartir sur de nouvelles bases, libérés du poids de son héritage. Car aujourd’hui, il est presque impossible de prononcer le mot “Agilité” sans provoquer une bagarre. Oui, ce terme est devenu trop chargé émotionnellement. 

En guise de conclusion, je vais vous faire une confidence : s’il y a une chose sur laquelle je reviens toujours lorsqu’il s’agit de concevoir de bons produits, c’est la prééminence des principes sur les règles. C’est, au fond, l’essence même de l’Agilité. Si vous commencez par établir des règles et des processus, vous construisez une structure rigide, précisément ce qu’il faut éviter pour 2025, 2027 ou 2030. L’intelligence artificielle va transformer l’économie de manière spectaculaire dans les cinq prochaines années, bouleversant tout sur son passage. Si vous croyez qu’une organisation basée sur le “command and control” pourra garantir le succès de votre entreprise dans un tel écosystème, le réveil risque d’être brutal…

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